12 septembre 2024

Misère De La Kabylie

 Algérie An 1939,




Misère de la Kabylie,


Je ne ferai pas de circonlocutions.


Il paraît que c’est, aujourd’hui, faire acte de mauvais Français que de révéler la misère d’un pays Français. 


Je dois dire qu’il est difficile aujourd’hui de savoir comment être un bon Français.


Tant de gens, et des plus différents, se targuent de ce titre, et parmi eux tant d’esprits médiocres ou intéressés, qu’il est permis de s’y tromper.


Mais, du moins, on peut savoir ce que c’est qu’un homme juste. Et mon préjugé, c’est que la France ne saurait être mieux représentée et défendue que par des actes de justice.


On nous dit : «Prenez garde, l’étranger va s’en saisir.» Mais ceux qui, en effet, pourraient s’en saisir, se sont déjà jugés à la face du monde par leur cynisme et leur cruauté.


Et si la France peut être défendue contre eux, c’est autant par des canons que par cette liberté que nous avons encore de dire notre pensée et de contribuer, chacun pour notre modeste part, à réparer l’injustice.


Mon rôle n’est d’ailleurs point de chercher d’illusoires responsables. Je ne trouve pas de goût au métier d’accusateur. Et si même je m’y sentais porté, beaucoup de choses m’arrêteraient.


Je sais trop, d’une part, ce que la crise économique a pu apporter à la détresse de la Kabylie pour en charger absurdement quelques victimes.


Mais je sais trop aussi quelles résistances rencontrent les initiatives généreuses, de si haut qu’elles viennent quelquefois.


Et je sais trop, enfin, comment une volonté, bonne en son principe, peut se trouver déformée dans ses applications.



— Chroniques Algériennes 1939-1958

— Misère de la Kabylie (p 86, 87)



Albert Camus —