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12 août 2025

≡ Comment Je Suis Devenu Fou…



Vous voulez savoir comment je suis devenu fou ?



Cela m'est arrivé ainsi : Un jour, bien avant la naissance de nombreux Dieux, je me réveillai d'un profond sommeil et trouvai que tous mes masques étaient volés; les sept masques que j'avais façonnés et portés durant sept vies. Je courus alors, sans masque, à travers les  rues grouillantes en criant :« Aux voleurs, aux voleurs, aux maudits voleurs! »


Hommes et femmes se moquèrent de moi; certains accoururent vers leurs maisons par crainte de ma présence. Lorsque j'arrivai à la place du marché, un jeune homme, debout sur le toit d'une maison, s'écria : « C'est un fou! » Je levai les yeux pour le regarder; le soleil embrassa alors mon visage nu pour la première fois. Pour la première fois, le soleil embrassa mon visage nu, mon âme s'enflamma d'amour pour le Soleil et je ne voulus plus de mes masques. 


Comme en transe, je criai : « Bénis, bénis soient les voleurs qui m'ont volé mes masques! » C'est ainsi je suis devenu fou.


Dans ma folie, j'ai trouvé et la liberté et la sécurité; la liberté d'être seul et la sécurité de n'être pas compris, car ceux qui nous comprennent asservissent quelque chose en nous.


Toutefois, permettez-moi de n'être pas si fier de ma sécurité. 


Même un voleur en prison est à l'abri d'un autre voleur. 




  Extrait de « Le Fou » (The Madman)

— New York City, 1918. 




Khalil Gibran —




28 juillet 2025

≡ Du Crime Et Du Châtiment…


Puis l'un des juges de la cité avança et dit : Parle-nous du Crime et du Châtiment.


Et il répondit :


Lorsque votre esprit erre sur le vent, vous vous retrouvez seuls sans gardien, causant du tort à autrui et donc à vous-même. Et pour avoir causé ce tort, vous devrez frapper à la porte des bienheureux et attendre un moment sans qu'on vous entende.


Tel l'océan est votre moi divin.

Il est à jamais pur et sans souillure.

Et comme l'éther, il ne soulève que les êtres ailés.

Et pareil au soleil est votre moi divin.


Il ne connaît pas les terriers des taupes ni ne recherche les nids des serpents. Mais votre moi divin n'habite pas seul en vous. Grande est la part encore humaine en vous, et grande aussi la part qui ne l'est pas encore, c'est un pygmée informe qui marche endormi dans la brume à la poursuite de son propre éveil.


Or, c'est de l'homme en vous que je voudrais vous parler maintenant. Car c'est lui qui connaît le crime et le châtiment du crime, et non pas votre moi divin ni ce pygmée dans la brume.


Souvent, je vous ai entendu parler de celui qui a mal agi comme s'il n'était pas l'un des vôtres, mais un inconnu, voire un intrus dans votre monde.


Et je vous dis que, comme les saints et les justes ne peuvent s'élever encore plus haut que ce qu'il y a de plus haut en vous, ainsi les méchants et les faibles ne peuvent tomber plus bas que ce qu'il y a de plus bas en vous.


Et comme il n'est pas une seule feuille qui jaunisse sans le consentement tacite de l'arbre tout entier, de même, il n'est de malfaiteur qui accomplisse son méfait sans le secret accord de vous tous.


Comme une procession, vous marchez tous ensemble vers votre moi divin. Vous êtes à la fois le chemin et ceux qui cheminent. Lorsque l'un d'entre vous trébuche, il tombe pour ceux qui le suivent en les mettant en garde contre la pierre d'achoppement.


Et il tombe pour ces prédécesseurs qui, bien que plus rapides et plus affermis, n'ont pas repoussé la pierre d'achoppement.


Bien que ces mots pèsent sur votre cœur, je vous dis encore : 


La victime du meurtre n'est pas irresponsable de son propre meurtre.

La victime du vol n'est pas irréprochable d'avoir été volée.

Le bon n'est pas innocent des actes du méchant.

Celui qui a les mains blanches n'est pas lavé des agissements du félon.


Oui, l'offenseur est souvent la victime de l'offensé. Et plus souvent encore le condamné porte le fardeau de la peine à la place de ceux qui restent impunis et sans remords.


Vous ne pouvez séparer le juste de l'injuste et le bon du méchant.


Car ils se tiennent ensemble à la face du soleil, de même que le fil blanc et le fil noir sont tissés ensemble. Et quand le fil noir se rompt, le tisserand vérifie tout le tissu et examine aussi de près le métier.


S'il en est un parmi vous qui veut amener en jugement la femme infidèle, qu'il soupèse aussi le cœur de son époux et mesure son âme avec de justes mesures.


Et celui qui se veut flageller l'offenseur, qu'il regarde dans l'esprit de l'offensé.


Et celui qui veut punir au nom de la droiture et porter la hache dans l'arbre du mal, qu'il en examine les racines.


En vérité, il trouvera les racines du bon et du mauvais, du fécond et du stérile, toutes entrelacées dans le cœur silencieux de la terre.


Et vous, juges qui voudriez être justes, quel jugement prononcerez-vous contre celui qui, bien qu'honnête dans sa chair, est voleur en esprit ? Et quelle peine infligerez-vous à celui qui est tueur de chair alors qu'il est tué en esprit ?


Et comment condamnerez-vous celui qui, en ses actes est menteur et oppresseur, mais, en même temps il est lui aussi blessé et offensé ?


Et comment punirez-vous celui dont le remords est déjà plus grand que ses méfaits ? Le remords n'est-il pas justice rendue par cette loi même que vous désirez servir ?


Toutefois, vous ne pouvez imposer le remords à l'innocent ni l'ôter du cœur du coupable; de lui-même, il criera dans la nuit pour que les hommes s'éveillent et s'examinent.


Et vous qui voudriez comprendre la justice, comment le pourrez-vous à moins d'examiner chaque acte en pleine lumière.


Alors seulement, vous saurez que celui qui est debout et celui qui est tombé ne font qu'un; il se tient dans la pénombre à mi-chemin entre la nuit de son moi-pygmée et le jour de son moi divin. Et que la pierre angulaire du temple n'est pas Supérieure à la pierre la plus basse de ses fondations.



— Extrait de : Le Prophéte (P.51) -



Khalil Gibran —



17 juillet 2025

≡ La Mort, Almitra


Alors Almitra (1) parla, disant,


Nous voudrions maintenant t'interroger sur la Mort.


Et il dit :


Vous voudriez connaître le secret de la mort.



Mais comment le trouverez-vous si vous ne le cherchez pas au cœur de la vie?


Le hibou, aveugle au jour et dont la vue se limite à la nuit, ne peut vous dévoiler le mystère de la lumière.


Si vous voulez vraiment apercevoir l'âme de la mort, ouvrez grand votre cœur au corps de la vie.


Car la vie et la mort sont un, comme sont un le ruisseau et la mer.


Votre connaissance silencieuse de l'au-delà repose au plus profond de vos espoirs et de vos désirs; et comme la graine qui rêve sous la neige, votre cœur rêve de printemps.


Ayez foi en vos rêves, car c'est en eux que se cache la porte de l'éternité.


Votre crainte révérencielle de la mort est pareille au tremblement du berger devant le roi qui va poser sa main sur lui pour l'honorer.


Sous ce tremblement, le berger n'est-il pas heureux de ce qu'il va porter la marque du roi?


Mais n'en est-il pas moins conscient de son tremblement?


Car qu'est-ce que mourir sinon rester nu dans le vent et se fondre dans le soleil?


Et qu'est-ce que cesser de respirer sinon libérer son souffle de ses marées agitées pour qu'il s'élève et se répande et cherche Dieu à son aise ?


C'est seulement lorsque vous aurez bu à la rivière du silence que vous pourrez vraiment chanter.


Et quand vous aurez atteint le sommet de la montagne, alors vous pourrez commencer à grimper.


Et quand la terre exigera vos membres, alors vous pourrez vraiment danser.



(1) Almitra, prophétesse et figure de sagesse incarne l’intuition et la quête spirituelle



— Le Prophète.

—Enfants du Prophète.




Khalil Gibran —




 

27 juin 2025

≡ Votre Pensée Et La Mienne


Votre pensée est un arbre enraciné profondément dans le sol de la tradition et dont les branches poussent dans le pouvoir de la continuité. Ma pensée est un nuage évoluant dans l'espace. Il se change en gouttes qui, en tombant, forment un ruisseau qui chante en suivant son cours vers la mer. Puis il s'élève en vapeur vers le ciel.


Votre pensée est une forteresse que la tempête ni l'orage ne peuvent ébranler. Ma pensée est une feuille délicate qui oscille au gré du vent et trouve du plaisir dans ce balancement.


Votre pensée est un dogme suranné qui ne peut pas vous changer, pas plus que vous ne pouvez le changer. Ma pensée est une hérésie nouvelle, elle me met à l'épreuve et je la mets à l'épreuve matin et soir. 


Vous avez votre pensée et j'ai la mienne.


Votre pensée vous autorise à accepter le combat inégal du fort contre le faible, et l'escroquerie du pauvre hère par de plus madrés. Ma pensée crée en moi le désir de labourer la terre avec ma houe, de moissonner la récolte avec ma faucille, de construire ma maison avec des pierres et un mortier, et de lisser mes habits avec des fils de laine et de lin.


Votre pensée vous presse d'épouser la richesse et la respectabilité. La mienne me recommande l'indépendance. 


Votre pensée prône la célébrité et l'apparence. La mienne me conseille et m'implore de rejeter la notoriété et de la traiter comme un grain de sable lancé sur le rivage de l'éternité. 


Votre pensée insuffle dans vos cœurs l'arrogance et la supériorité. La mienne enracine en moi l'amour de la paix et le désir d'indépendance. 


Votre pensée engendre des rêves de palais avec des meubles en bois de santal ornés de joyaux et des lits faits de fils de soie entrelacés. Ma pensée me parle doucement à l'oreille : «Sois pur de corps et d'esprit, même si tu n'as nulle part où poser ta tête.» 


Votre pensée — vous fait aspirer aux titres et aux charges. La mienne m'exhorte à être un humble serviteur. 


Vous avez votre pensée et j'ai la mienne.


Votre pensée brandit un code social, une encyclopédie religieuse et politique. La mienne est un simple axiome. 


Votre pensée voit dans la femme la beauté, la laideur, la vertu, la prostitution, l'intelligence ou la bêtise. La mienne voit en chaque femme une mère, une sœur ou une fille pour chaque homme. 


Les sujets de votre pensée sont les voleurs, les criminels et les assassins. La mienne déclare que les voleurs sont les créatures du monopole, les criminels la progéniture des tyrans et les assassins les parents des morts. 


Votre pensée conçoit des lois, des tribunaux, des juges et des châtiments. La mienne explique que quand l'homme édicte une loi. Soit il la viole, soit il lui obéit. S'il y a une loi fondamentale, nous y sommes tous soumis. Celui qui dédaigne le moyen est le moyen lui-même. Celui qui proclame son mépris du coupable proclame du même coup son dédain de toute l'humanité. 


Votre pensée est occupée par l'habile, l'artiste, l'intellectuel, le philosophe et le prêtre. La mienne parle de l'homme amoureux et de l'aimant, de celui qui est sincère, honnête, franc, bon et martyr.


Votre pensée prône le judaïsme, le brahmanisme, le bouddhisme, la chrétienté et l'islam. Dans ma pensée il n'y a qu'une religion universelle, dont les chemins variés sont autant de doigts de la main bienveillante de l'Être suprême. 


Dans votre pensée il y a le riche, le pauvre et le mendiant. Ma pensée soutient qu'il n'est pas d'autres richesses que la vie; que nous sommes tous des mendiants, et que nul autre bienfaiteur n'existe que la vie elle-même. 


Vous avez votre pensée et j'ai la mienne.


Selon votre pensée, la grandeur des nations repose sur la politique, leurs partis, leurs conférences, leurs alliances et leurs traités. Mais la mienne proclame que l'importance des nations repose sur le travail — travail au champ travail dans les vignes, travail au métier à tisser, travail dans la tannerie; travail dans la carrière; travail dans le chantier de bois; travail dans le bureau et dans la presse.


Votre pensée soutient que la gloire des nations réside dans leurs héros. Elle chante les louanges de Ramsès, Alexandre, César, Hannibal et Napoléon. Mais la mienne proclame que les véritables héros sont Confucius, Lao-tseu, Socrate, Platon, Abi Talib, Al-Ghazali, Djalal al-Din Rûmi, Copernic et Pasteur. 


Votre pensée voit le pouvoir dans les armées, les canons, les champs de bataille, les sous-marins, les aéroplanes et les gaz toxiques. Mais la mienne affirme que le pouvoir repose sur la raison, la résolution et la vérité. Peu importe combien de temps, le tyran reste au pouvoir, il sera toujours perdant à la fin.


Votre pensée fait la différence entre le pragmatiste et l'idéaliste, entre la partie et le tout, entre le mystique et le matérialiste. La mienne réalise que la vie est une et que ses poids, ses mesures et ses tables ne coïncident pas avec vos poids, vos mesures et vos tables. Celui que vous supposez être un idéaliste peut s'avérer être un homme pratique. 


Vous avez votre pensée et j'ai la mienne.


Votre pensée est intéressée par les ruines et les musées, les momies et les objets pétrifiés. Mais la mienne voltige dans la brume et les nuages toujours renouvelés. 


Votre pensée est couronnée de crânes. Et parce que vous en tirez fierté, vous la glorifiez. Ma pensée erre dans des vallées obscures et lointaines. 


Votre pensée trompette quand vous dansez. La mienne préfère l'angoisse de la mort à la musique et à la danse. 


Votre pensée est celle du commérage et du faux plaisir. La mienne est la pensée de celui qui est perdu dans son pays, de l'étranger dans sa propre nation, du solitaire parmi ses parents et amis. 


Vous avez votre pensée et j'ai la mienne.




Mon Liban — 1922 — Extrait —




Khalil Gibran —