04 avril 2025

≡ Vers Les Hauts Plateaux De Judée


Vers Deux Heures Du Matin, Quand La Nuit Pèse De Sa Plus Grande Ombre Sur Ce Pays D'arbres Et D'herbages De Longs Cris Chantants Extrêmement Plaintifs, Extrêmement Doux, Partent De Beït-Djibrin, Passent Au-dessus De Nous, Pour Se Répandre Au Loin Dans Le Sommeil Et La Fraîcheur Des Campagnes : Appel Exalté À La Prière, Remettant En Mémoire Aux Hommes Leur Néant Et Leur Mort…


Les muézins, qui sont des bergers, debout sur leurs toits de terre, chantent tous ensemble, comme en canon et en fugue; et toujours c'est le nom d'Allah, c'est le nom de Mahomet, surprenant et sombre, ici, sur cette terre de la Bible et du Christ…


Nous nous levons à l'heure matinale où sortent les troupeaux pour se répandre dans les prairies. La pluie, la bienfaisante pluie inconnue au désert, tambourine sur nos tentes, arrose abondamment cet éden de verdure où nous sommes.


Le cheik de la vallée vient nous visiter, s'excusant d'avoir été retenu hier au soir, dans des pâturages éloignés où gîtaient ses brebis. Nous montons au village avec lui, malgré l'ondée incessante, marchant dans les hautes herbes mouillées, dans les iris et les anémones, qui se courbent sous le passage de nos burnous.


En ce pays, près de l'antique Gaza et de l'antique Hébron, Beït-Djibrin, qui n'a guère plus de deux mille ans, peut être considérée comme une ville très jeune. C'était la Bethogabris de Ptolémée, l'Eleutheropolis de Septime-Sévère, et elle devint un évêché au temps des croisades. 


Aujourd'hui, les implacables prophéties de la Bible se sont accomplies contre elle, comme d'ailleurs contre toutes les villes de la Palestine et de l'Idumée, et sa désolation est sans bornes, sous un merveilleux tapis de fleurs sauvages. 


Plus rien que des huttes de bergers, des étables, dont les toits de terre sont tout rouges d'anémones; des débris de puissants remparts, éboulés dans l’herbe; sous la terre et les décombres, sous le fouillis des grandes acanthes, des ronces et des asphodèles, les vestiges de la cathédrale où officièrent les Évêques Croisés : des colonnes de marbre blanc aux chapiteaux corinthiens, une nef à son dernier degré de délabrement et de ruine, abritant des Bédouins et des chèvres.


Il est de bonne heure encore quand nous montons à cheval pour commencer l'étape du jour, sous un ciel couvert et tourmenté d'où cependant les averses ne tombent plus. 


Suivant une pente ascendante vers les hauts plateaux de Judée, nous cheminons jusqu'à midi par des sentiers de fleurs, au milieu de champs d'orges, entre des séries de collines que tapissent des bois d'oliviers aux ramures grises, aux feuillages obscurs.


Comme au désert, c'est pendant la halte méridienne que nous dépasse la caravane de nos bagages et de nos tentes ; – caravane bien différente de celle de là-bas : par les petits chemins verts, cortège de mules qui sont conduites par des Syriens aux figures ouvertes et qui marchent au tintement de leurs colliers de clochettes. 


En tête, la mule capitane, la plus belle de la bande et la plus intelligente, harnachée de broderies en perles et en coquillages, ayant au cou la grosse cloche conductrice que toutes les autres entendent et suivent…




— Extrait de  : Jérusalem (1896)




Pierre Loti –