31 mars 2025

≡ Orphalése, Vous Êtes Comme L'Océan


Adieu Peuple d'Orphalése (1),


Car quelles distances l'amour peut-il atteindre qui ne soient comprises dans cette sphère immense? 


Quelles visions, quelles espérances et quelles présomptions peuvent dépasser cet envol ! 



Tel un chêne géant couvert de fleurs de pommier est cet être immense en vous. Sa force vous relie à la terre, son parfum vous soulève vers l'espace, et, dans sa pérennité, vous êtes immortels.


Il vous a été dit que, pareils à une chaîne, vous êtes aussi faibles que le plus faible de vos maillons.


— Vous mesurer selon votre acte le plus infime, c'est estimer la force de l'océan à la fragilité de son écume. — Vous juger selon vos échecs, c'est blâmer les saisons pour leur inconstance.


Vous êtes comme l'océan. 

Bien que des navires échoués attendent la marée haute sur vos rivages, tel l'océan, vous ne pouvez hâter vos marées. 


Vous êtes également comme les saisons. 

Bien qu'en votre hiver vous niiez votre printemps, Le printemps qui repose en vous sourit dans sa somnolence et n'en est pas offensé. 


Ne pensez pas que je vous dis cela pour vous répéter les uns aux autres : « Il nous a couverts d'éloges et n'a vu que le bon en nous. » 


Je n'exprime en paroles que ce que vous connaissez vous-mêmes en pensée. Et qu'est-ce que la connaissance en paroles, sinon l'ombre de la connaissance sans paroles? 


— Vos pensées et mes paroles sont les ondes d'une mémoire scellée qui tient les registres de nos hiers. Et des jours anciens où la terre ne connaissait ni nous ni elle-même, et des nuits où la terre était tiraillée par la confusion. 


— Des sages sont venus pour vous donner de leur sagesse.


— Je suis venu prendre de votre sagesse. 


Et voilà que j'ai trouvé ce qui est plus grand que la sagesse : C'est une flamme-esprit en chacun de vous qui ne cesse de s'amplifier par elle-même, Tandis que, dans votre indifférence à son expansion, vous vous lamentez sur l'étiolement de vos jours. 



C'est la vie en quête de vie dans des corps qui redoutent la tombe. Il n'est point de tombes ici. Ces montagnes et ces plaines sont un berceau et un tremplin. Chaque fois que vous passez près du champ où vous avez enterré vos aïeux, regardez-le bien et vous y verrez vos enfants dansant avec vous-mêmes, la main dans la main.


En vérité, vous vous divertissez souvent sans le savoir. D'autres sont venus à vous et, en échange de promesses dorées faites à votre confiance, vous ne leur avez donné que richesses, pouvoir et gloire.


Je vous ai donné moins qu'une promesse, et pourtant, vous avez été plus généreux envers moi. Vous m'avez donné ma plus profonde soif de vie. Certainement, il n'est de don plus grand pour un homme que de changer tous ses desseins en lèvres brûlantes, toute vie en fontaine.


Et voici où se trouvent mon honneur et ma récompense : à chaque fois que je vais à la fontaine pour m'y désaltérer, je trouve l'eau vive elle-même assoiffée. Et elle me boit tandis que je la bois. 


Certains d'entre vous ont jugé que j'étais trop fier et trop timide pour accepter des présents. En effet, je suis trop fier pour accepter un salaire, mais pas des présents.


Bien que j'aie mangé des baies dans les collines, alors que vous auriez voulu me voir à votre table, et que j'aie dormi sous le portique du temple, alors que vous auriez bien voulu m'inviter sous votre toit. 


 N'était-ce pas cependant votre aimable attention à l'égard de mes jours et mes nuits qui rendait la nourriture douce à ma bouche et enveloppait mon sommeil de visions? 


Je vous bénis le plus pour ceci : Vous donnez beaucoup et vous ignorez que » vous donnez.


En vérité, la bonté qui se regarde dans un miroir se réduit en statue de pierre. Et une bonne action qui s'accorde de tendres épithètes devient de la famille des malheurs.


Certains parmi vous m'ont trouvé distant et ivre de ma propre solitude;  et vous, vous avez dit : « Il tient conseil avec les arbres de la forêt, mais non avec les hommes. Il s'assied seul au sommet des collines et laisse son regard dominer notre cité. »  


Il est vrai que j'ai gravi des collines et arpenté des lieux reculés. Mais comment aurais-je pu vous voir, sinon d'une grande hauteur ou d'une vaste distance? Comment peut-on être vraiment proche à moins d'être loin? 


D'autres parmi vous m'ont interpellé, sans paroles, et ils m'ont dit : « Étranger, étranger, amant des hauteurs inaccessibles, pourquoi habites-tu ces sommets où les aigles font leurs nids? Pourquoi cherches-tu l'insaisissable? Quelles tempêtes veux-tu prendre dans tes filets? Et quels oiseaux vaporeux veux-tu chasser dans le ciel?  Viens donc et sois parmi nous. Viens calmer ta faim avec notre pain et étancher ta soif avec notre vin. »  


Ils me disaient tout cela dans la solitude de leur âme. Mais si leur solitude avait été plus profonde, ils auraient su que je ne cherchais que le secret de votre joie et de votre peine, Et que je ne chassais que votre plus large moi qui arpente le ciel. Or, le chasseur était aussi le pourchassé; car de nombreuses flèches ne quittaient mon arc que pour chercher ma propre poitrine. Et celui qui volait était aussi celui qui rampait;  car lorsque j'étendais mes ailes au soleil, leur ombre sur la terre était une tortue. 


Et moi, le croyant, j'étais aussi le sceptique;  car j'ai souvent placé le doigt dans ma propre plaie, afin de croire d'autant plus en vous et vous connaître d'autant mieux. C'est avec cette croyance et cette connaissance que je vous dis : « Vous n'êtes pas enfermés dans votre corps ni clôturés dans des maisons ou des champs. Ce qui est vous demeure au-dessus de la montagne et erre avec le vent. Ce n'est pas une chose qui se traîne au soleil pour se réchauffer ou qui creuse des trous dans l'obscurité où se réfugier. Mais c'est une chose libre, un esprit qui enveloppe la terre et se meut dans l'éther. »  



(1) Orphalèse est le nom d'une ville, une cité mythique inventée par Khalil Gibran pour servir d'écrin au message du Prophète, qui est son œuvre majeure.




—Le Prophéte, Extrait, Adieu Peuple d'Orphalése 

—Suite II/III, 104,122 – deuxième partie –




 Khalil Gibran —