Adieu Peuple d'Orphalése (1),
Et la nuit commençait à tomber.
Al-Mitra, la devineresse, dit alors : « Bénis soient ce jour et ce lieu, et ton esprit qui a parlé. »
Et il répondit : « Est-ce moi qui ai parlé ? N'ai-je pas écouté ? »
Alors il descendit les marches du Temple et tout le peuple le suivit.
Il rejoignit son vaisseau pour se tenir sur le pont.
Puis, de nouveau, face au peuple, il dit d'une voix forte :
Peuple d'Orphalèse, le vent m'ordonne de partir. Moins impatient que le vent, et pourtant, je dois partir.
Nous autres les errants, toujours en quête du chemin le plus solitaire, jamais nous ne commençons une journée là où s'est Terminée la veille ; et jamais le soleil levant ne nous retrouve là où nous a laissés le soleil couchant.
Même pendant que la terre sommeille, nous voyageons.
Nous sommes les graines de la plante tenace, et c'est dans la maturité et la plénitude de notre cœur que nous sommes livrés au vent et dispersés.
Brefs ont été mes jours parmi vous, et plus brèves encore les paroles que je vous ai adressées.
Mais si ma voix doit disparaître dans vos oreilles et mon amour s'évanouir dans votre mémoire, alors je reviendrai ; et c'est avec un cœur plus enrichi et des lèvres encore plus dociles à l'esprit que je parlerai.
Je reviendrai avec la marée haute.
Et même si la mort doit me dissimuler et le plus grand silence m'envelopper, à nouveau, je chercherai votre compréhension.
Et je ne chercherai pas en vain.
Pour peu que ce que je vous ai dit soit vrai, cette vérité se révélera d'une voix plus claire, et dans des mots plus familiers à vos pensées.
Je pars avec le vent, peuple d'Orphalèse, mais non pour m'abîmer dans le vide.
Et si ce jour n'est pas l'accomplissement de vos attentes ni de mon amour, qu'il soit alors la promesse d'un autre jour.
Les attentes de l'homme changent, mais pas son amour ni son désir de voir son amour satisfaire ses attentes.
Sachez donc que du plus grand silence je reviendrai.
La brume qui se dissipe à l'aube, laissant la rosée dans les champs s'élèvera et se rassemblera en nuage pour retomber en pluie.
Et je n'ai pas été très différent de la brume.
Dans la quiétude de la nuit, j'ai marché dans vos rues, et mon esprit a pénétré vos maisons ; et les battements de vos cœurs étaient dans mon cœur et votre souffle, sur mon visage.
Et je vous ai tous connus.
J'ai connu vos joies et vos peines, et, dans votre sommeil, vos rêves étaient mes rêves.
Et souvent j'étais parmi vous, tel un lac au sein des montagnes.
Je reflétais les sommets de vos collines et les pentes de vos versants, et même les nuées de vos désirs et de vos pensées.
Et dans mon silence s'écoulaient, en ruisselets, les rires de vos enfants et en rivières, les désirs de vos adolescents.
Et lorsqu'ils atteignaient mes profondeurs, ruisselets et rivières ne cessaient de chanter.
Mais autre chose, d'encore plus doux que les rires et plus grands que les désirs, vint à moi.
Ce fut l'illimité en vous : Cet être immense en qui vous n'êtes tous que cellules et tendons.
Et, dans sa mélodie, tous vos chants ne sont que muette vibration.
C'est dans cet être immense que vous êtes grands,
Et c'est en le voyant que je vous ai vus
Et que je vous ai aimés.
(1) Orphalèse est le nom d'une ville, une cité mythique inventée par Khalil Gibran pour servir d'écrin au message du Prophète, qui est son œuvre majeure.
—Le Prophéte, Extrait, Adieu Peuple d'Orphalése
—I/III, 104,122 — Première partie -
—■ Khalil Gibran —