08 août 2024

Étienne Daho, Souvenirs…


L’Algérie, Nous Sommes En 1962, Quelques Mois Avant L'indépendance. Oran N'est déjà Plus Oran. 


«On va aller tout brûler chez les Daho.» La clameur vient du palier. 


Dans l'appartement, serrée tout contre la porte, Lucie, la mère, attend, debout, un martinet à la main pour défendre ses trois enfants, cachés derrière elle. L'immeuble est vide. 


La plupart des Français ont quitté l'Algérie depuis plusieurs semaines. 


Mais eux sont restés. Et pour cause : Étienne Daho père a abandonné le foyer en larguant femme et enfants en pleine guerre. Il est parti avec tous les papiers, sans avoir divorcé; or, à l'époque, aucun mineur ne peut voyager sans l'autorisation du chef de famille.  


Étienne apprend à se baisser en passant devant les fenêtres, se baisser en voiture, se baisser en courant dans la rue. Quand lui et ses copains vont à l'école, leurs parents forment une haie pour qu'ils ne voient pas les femmes abattues jetées dans les poubelles, les trottoirs éclaboussés de cervelle et barbouillés de sang.


Mais les enfants les voient quand même. Et dans la cour de l'école, ils ramassent les douilles de tout ce qui a été tiré dans la nuit.  


Le pire, c'est quand le couvre-feu éteint la ville.


L'appartement est à quelques mètres au-dessus de la rue, on entend la guerre : les sirènes, les balles sifflantes, les rafales d'armes automatiques, les explosions et les youyous des femmes dans le lointain.


Et puis il y a les zébrures des tirs de bazooka qui balaient la nuit, d'un immeuble à l'autre. L'odeur âcre des meubles qui brûlent sur le trottoir en faisant crépiter les persiennes.


Le refuge au Cap Falcon


Un matin, la famille embarque pour la petite station balnéaire du Cap Falcon, à 20 kilomètres d'Oran. Là-bas, la grand-mère a tout organisé. Elle et son mari louent une maison pas très loin de la plage et, pour assurer la subsistance du clan, ils ont ouvert une petite épicerie et un débit de sodas et de glaces. 


Côté épicerie, c'est le bonheur. Un vrai bazar, avec des bocaux de bonbons, de sucre Candy et des piroulis, ces sucettes effilées multicolores. 


Il y a même un juke-box! Étienne en devient immédiatement le gardien. Il sait à peine lire, mais il chante tous les tubes en anglais. Dès qu'un client s'apprête à glisser une pièce dans la fente de la machine, il se faufile et appuie sur le bouton du titre qu'il a décidé d'écouter. Ce qui oblige ses tantes à rembourser les grincheux qui tiennent mordicus à passer Dario Moreno plutôt que les Beach Boys. 


Au bout de deux ans, en juin 1964, toute la famille remonte à Oran. 


Mais Étienne, lui, ne s'y arrête pas, il continue vers l'aéroport avec en poche, un aller simple pour Paris et des papiers plus ou moins falsifiés. Il a huit ans et prend l'avion pour la première fois.  Assis près du hublot, il est seul avec sa tante Francine. Il laisse sa mère et ses deux sœurs, et un pays qu'il ne reverra jamais. 


«Tous derrière, lui devant», comme dans la chanson du petit cheval blanc que chante Brassens et qu'il connaît par cœur. Dans son album «L’Invitation», Etienne parle de ces plages qu'il n'a jamais revues. La chanson s'appelle Cap Falcon. 



— Extraits choisis d’une publication de l’Express


— 20 mai 2018



Édité Par Aron O’Raney —