14 octobre 2024

Adieu Peuple D'Orphalése III-III

 



Adieu Peuple d'Orphalése III/III



Si ces paroles sont vagues, alors ne cherchez pas à les éclaircir.

Vague et nébuleux est le commencement de toute chose, mais non pas sa fin. 


Et je voudrais que vous vous souveniez de moi comme d'un commencement.


La vie, comme tout ce qui vit, est conçue dans la brume et non dans le cristal.


Et qui sait si le cristal n'est pas une brume à son déclin? 


Lorsque vous penserez à moi, j'aimerais que vous vous rappeliez ceci : Ce qui paraît le plus faible et le plus égaré en vous est le plus puissant et le plus décidé. 


N'est-ce pas votre souffle qui a érigé et consolidé votre ossature? 


Et n'est-ce pas un rêve qu'aucun parmi vous ne se souvient avoir rêvé, qui a bâti votre cité et façonné tout ce qu'elle contient? 


Si seulement vous pouviez voir les marées de ce souffle, vous ne verriez plus que lui. Et si vous pouviez entendre le murmure de ce rêve, vous n'entendriez aucun autre bruit. 


Mais vous ne voyez ni n'entendez, et c'est bien qu'il en soit ainsi. Le voile qui assombrit vos yeux sera levé par les mains qui l'ont tissé. Et l'argile qui étouffe vos oreilles sera percée par les doigts qui l'ont pétrie. 


Alors vous verrez.

Alors vous verrez.

Et vous entendrez.


Pourtant vous ne vous lamenterez pas d'avoir été aveugles et sourds. Car en ce jour, vous connaîtrez les desseins cachés de toute chose, Et vous bénirez les ténèbres comme vous béniriez la lumière. »


Ayant dit cela, il regarda autour de lui et vit, debout à la barre, le capitaine de son vaisseau qui tantôt portait son regard sur les voiles gonflées, tantôt sur le large.


Et il dit : « Patient, trop patient, est le capitaine de mon bateau. Le vent souffle et les voiles s'agitent;  même le gouvernail implore une direction. Et pourtant le capitaine attend calmement mon silence. 


Et mes marins, qui avaient entendu le chœur de la plus grande mer, eux aussi patiemment m'ont écouté. Ils n'auront plus à attendre, maintenant. Je suis prêt. 


La rivière a atteint la mer, et une fois de plus la sublime mère serre son fils contre son sein. 


Adieu, peuple d'Orphalèse. 


Ce jour s'achève. Il se referme sur nous, comme le nénuphar sur son lendemain. 

Ce qui nous a été donné ici nous le conserverons.

Et si cela ne suffit pas, nous devrons nous réunir à nouveau et tendre ensemble les mains vers celui qui donne. 


N'oubliez pas que je reviendrai.


Un instant, et mon ardent désir recueillera écume et poussière pour un autre corps.

Un petit instant, un moment de repos sur le vent, et une autre femme m'enfantera. 


Adieu à vous et à ma jeunesse passée avec vous. 


C'est hier seulement que nous nous sommes rencontrés en rêve. 


Vous avez chanté pour moi dans ma solitude, et à partir de vos ardents désirs j'ai dressé une tour dans le ciel. Mais à présent, notre sommeil s'est enfui, notre rêve a pris fin et ce n'est plus l'aube.


Midi est au-dessus de nous, et notre demi-éveil Et devenu plein jour. Nous devons nous séparer. 


Si au crépuscule de la mémoire nous devions nous rencontrer encore une fois, alors nous parlerons ensemble à nouveau et vous me chanterez un chant plus profond. 


Et si nos mains devaient se rencontrer dans un autre rêve, nous dresserons alors une nouvelle tour tour dans le ciel. »  


Ayant dit cela, il fit signe aux marins et aussitôt ils levèrent l'ancre et larguèrent les amarres pour s'en aller vers l'Est. 


Et un cri jaillit du peuple, comme d'un seul coeur, et s'éleva dans la semi-obscurité, puis se laissa emporter par-dessus la mer, tel un immense son de trompette.


Seule Al-Mitra resta muette, suivant le vaisseau du regard qui s'étiolait dans la brume. Et lorsque tout le peuple s'était dispersé, elle était toujours là seule sur la jetée, répétant en son cœur ce qu'il avait dit :


« Un petit instant, un moment de repos Sur le vent, et une autre femme m'enfantera. » 



— Le Prophète, Extrait, Adieu Peuple d'Orphalèse III/III




Khalil Gibran —