27 novembre 2024

D’un Continent À L’autre


En Chine, Jamais sans mon caillou…



— Les jeunes Chinois se prennent d'affection pour des cailloux, qu'ils décorent et cajolent comme des animaux de compagnie. Enquête sur un étonnant phénomène psychosocial.



• C’est la dernière bizarrerie venue de Chine.


Ces derniers temps, de simples cailloux sont devenus une marchandise que l'on s'arrache : ils tiennent le rôle « d’animal de compagnie » pour certains jeunes, prêts à casser leur tirelire pour en avoir. Leurs « maîtres » se plaisent à dessiner sur ces galets un nez, une bouche et des oreilles, puis à leur coller des yeux, avant de les installer dans une sorte de petit nid. Certains les habillent, leur mettent des lunettes ou les maquillent. On leur donne même un prénom et une date de naissance. Et voilà comment des pierres parfaitement banales deviennent un objet d'affection, comme si elles étaient de véritables êtres animés.


• Sur Internet


On s'échange des tuyaux sur la meilleure manière de prendre soin de ces petits protégés. Ainsi, sur Xiaohongshu [une sorte d'Instagram local], on trouve plus de 700.000 commentaires sur ce sujet, qui est par ailleurs l'objet de plus de 10 millions de diffusions sur Douyin (Version chinoise de TikTok).


Certains ont pris la peine de rédiger des guides de soins. Ils y recommandent, par exemple, de donner un bon bain moussant à la pierre lorsqu'on la rapporte chez soi la première fois, « car elle peut être très fragile ». Il est également précisé que maltraiter un galet constitue un délit, et qu'il ne faut pas le taper ni l'insulter, car, « même s'il n'entend pas, cela peut lui faire de la peine ». Comme le caillou est plutôt timide, il revient au maitre ou à la maitresse de l'inviter à jouer à deux. Le galet est de nature très calme, il ne dérange jamais ; il mérite d'être traité gentiment.


• Sur les réseaux sociaux


Un message intitulé « Comment adopter un galet de compagnie » a attiré plus de 40.000 « j'aime ». Comment expliquer cette nouvelle passion des jeunes Chinois ? Selon le blogueur Xiao Wang, c'est parce que les jeunes ne peuvent pas se permettre d'adopter un chat ou un chien qu'ils s'intéressent aux galets pour avoir de la compagnie à moindres frais. Une analyse dans le sens de laquelle va un internaute : « Les cailloux ne perdent pas leurs poils, ne font pas leurs besoins partout et ne risquent pas de vous attirer des ennuis ; ils se contentent de vous écouter sans rien dire. On en a pour son argent ! »


• Marché juteux.


Un galet, qui ne coûte pas cher en entretien, tient compagnie et peut même servir à se défendre, argumentent certains. « Je suis très pris par mon travail, confie Xiao Wang. Or, un chat, il faut le caresser ; un chien, il faut aller le promener ; avec les cailloux, on peut bavarder, on peut les pomponner. Ce sont des compagnons parfaits pour satisfaire nos besoins affectifs. »


L'heureuse propriétaire d'une pierre de compagnie reconnaît tout de même avoir trouvé cette It pratique parfaitement ridicule lorsqu'elle est tombée la première 1, fois sur un post sur ce sujet. Et puis, finalement, à force de voir des témoignages, elle a fini par être émue par ces petits compagnons silencieux. Lorsqu'elle en a rapporté un chez elle, raconte-t-elle, elle a tout de suite tissé avec lui des liens affectifs.


• À la suite de cet engouement, les ventes en ligne de galets ont explosé.


Le site de vente en ligne Taobao a enregistré cette année une nette augmentation des demandes pour ce genre d'articles – en particulier en août, avec une hausse de 246 % des ventes par rapport au mois précédent. Les acheteurs ont en général entre 25 et 30 ans ; beaucoup habitent Shanghai, et environ 80 % sont des femmes.


Le prix de la plupart des galets de compagnie varie entre 10 et 50 yuans (1,30 et 6,50 euros). La vente de produits liés aux galets se porte également très bien. Un marché juteux a vu le jour avec un vaste choix de laits de toilette, chapeaux, robes, sacs de transport, « nids secondaires », etc. – chaque article faisant l'objet de nombreuses évaluations sur Internet.


Un commerçant explique enregistrer chaque mois plus de 10.000 yuans (1.300 euros) de recettes grâce à la vente d'un kit comprenant une pierre de 2 à 7 centimètres de diamètre, une carte d'identité du caillou, un guide de conseils pour bien en prendre soin, un chapeau de paille, un nid en paille et des autocollants permettant de changer l'expression du galet. Il en a écoulé plus de 1.000 en à peine deux mois.


• En réalité, ce n'est pas la première fois que la jeunesse chinoise est emportée par un tel vent de folie.


Il y a deux ans déjà, le même genre d'engouement était apparu sur les réseaux sociaux, certaines passionnées expliquant qu'elles enduisaient leurs galets d'huiles essentielles ou même les emmenaient « faire un tour ».


Peu après, ce sont les chiens en carton qui ont fait fureur sur les campus, où de nombreux étudiants se sont amusés à fabriquer leur « fidèle compagnon » avec de vieux emballages. Certains les attachent en laisse à l'entrée de leur logement étudiant ; d'autres les emmènent sur le terrain de sport pour leur faire une promenade…


• Autre tendance très répandue chez les jeunes


Le « chien mangue ». Pour le fabriquer, il suffit d'enlever toute la chair du fruit, puis bien laver le noyau [entouré de « poils »] et le sécher au soleil ou avec un sèche-cheveux. Après quoi, on brosse délicatement les poils pour faire apparaître comme des cheveux, que l'on peut teindre de la couleur de son choix. Une fois habillé, ce « chien-mangue » joue alors le rôle d'animal de compagnie.


• Solitude et stress.


Cailloux, chiens en carton, noyaux de mangue… Les réseaux sociaux chinois sont une mine où l'on découvre que, faute de pouvoir satisfaire leurs besoins affectifs avec un chien ou un chat, des jeunes se tournent vers toutes sortes d'objets incongrus, comme des tubes de dentifrice ou des bâtonnets de glace, dont ils font leur nouvel « animal de compagnie ». Dans ce domaine, leur imagination semble n'avoir absolument aucune limite !


En Chine, Le phénomène interpelle de nombreux commentateurs, imperméables à ce genre de pratiques, jugées absurdes et absolument sans intérêt. Dans la presse, de nombreux articles dénoncent le comportement « puéril » de ces jeunes qui suivent aveuglément les modes comme une manière passive de fuir la réalité.


Mais d'autres journaux, en revanche, ne voient pas de mal à ce que les jeunes, qui mènent une vie de moins en moins stable, cherchent un peu de réconfort en se créant un petit univers à eux.


• Les voir s'enticher d'objets aussi saugrenus suscite l'empathie.


Il convient, explique-t-on, de faire un parallèle avec les peluches de leur enfance, qui leur permettaient de réguler leurs émotions. Après tout, qu'importe ce que les jeunes d'aujourd'hui ont envie de cajoler, le fait est là : cela traduit un sentiment de solitude de plus en plus profond dans leur vie marquée par un stress croissant, et un besoin de compagnie.



— Courrier International.



Lianhe Zaobao, à Singapour —