≈ Peu de gens s’avisent d’avoir une notion bien entendue de ce que c’est que l’homme.
• Les paysans d’une partie de l’Europe n’ont guère d’autre idée de notre espèce que celle d’un animal à deux pieds, ayant une peau bise, articulant quelques paroles, cultivant la terre, payant, sans savoir pourquoi, certains tributs à un autre animal qu’ils appellent roi, vendant leurs denrées le plus chères qu’ils peuvent, et s’assemblant certains jours de l’année pour chanter des prières dans une langue qu’ils n’entendent point.
≈ Un roi regarde assez toute l’espèce humaine comme des êtres faits pour obéir à lui et à ses semblables.
• Une jeune Parisienne qui entre dans le monde n’y voit que ce qui peut servir à sa vanité ; et l’idée confuse qu’elle a du bonheur, et le fracas de tout ce qui l’entoure empêchent son âme d’entendre la voix de tout le reste de la nature.
• Un jeune Turc, dans le silence du sérail, regarde les hommes comme des êtres supérieurs, obligés par une certaine loi à coucher tous les vendredis avec leurs esclaves ; et son imagination ne va pas beaucoup au-delà.
• Un prêtre distingue l’univers entier en ecclésiastiques et en laïques, et il regarde sans difficulté la portion ecclésiastique comme la plus noble, et faite pour conduire l’autre, etc., etc.
≈ Si on croyait que les philosophes eussent des idées plus complètes de la nature humaine, on se tromperait beaucoup.
• Car si vous en exceptez Hobbes, Locke, Descartes, Bayle, et un très petit nombre d’esprits sages, tous les autres se font une opinion particulière sur l’homme aussi resserrée que celle du vulgaire, et seulement plus confuse.
• Demandez au P. Malebranche ce que c’est que l’homme : il vous répondra que c’est une substance faite à l’image de Dieu, fort gâtée depuis le péché originel, cependant plus unie à Dieu qu’à son corps, voyant tout en Dieu, pensant, sentant tout en Dieu.
• Pascal regarde le monde entier comme un assemblage de méchants et de malheureux créés pour être damnés, parmi lesquels cependant Dieu a choisi de toute éternité quelques âmes, c’est-à-dire une sur cinq ou six millions, pour être sauvée.
— L’un dit : L’homme est une âme unie à un corps ; et quand le corps est mort, l’âme vit toute seule pour jamais ;
—l’autre assure que l’homme est un corps qui pense nécessairement ; et ni l’un ni l’autre ne prouvent ce qu’ils avancent.
• Je voudrais, dans la recherche de l’homme, me conduire comme j’ai fait dans l’étude de l’astronomie : ma pensée se transporte quelquefois hors du globe de la terre, de dessus laquelle tous les mouvements célestes paraissent irréguliers et confus.
• Et après avoir observé le mouvement des planètes comme si j’étais dans le soleil, je compare les mouvements apparents que je vois sur la terre avec les mouvements véritables que je verrais si j’étais dans le soleil. De même, je vais tâcher, en étudiant l’homme, de me mettre d’abord hors de sa sphère et hors d’intérêt, et de me défaire de tous les préjugés d’éducation, de patrie, et surtout des préjugés de philosophe.
• Je suppose, par exemple, que, né avec la faculté de penser et de sentir que j’ai présentement, et n’ayant point la forme humaine, je descends du globe de Mars ou de Jupiter. Je peux porter une vue rapide sur tous les siècles, tous les pays, et par conséquent sur toutes les sottises de ce petit globe.
• Cette supposition est aussi aisée à faire, pour le moins, que celle que je fais quand je m’imagine être dans le soleil pour considérer de là les seize planètes qui roulent régulièrement dans l’espace autour de cet astre.
— Traité de métaphysique (1734)
■— Voltaire — (1694−1778)