29 juin 2025

≡ Le Vide Tibétain…



 Le deux août 1967, Alexandra David-Neel envoie à la revue hermès qui prépare un numéro sur le thème du vide, un article sur le néant tel qu'il est vu, note-t-elle en marge, par les intellectuels tibétains.



En tout temps, en tous pays, les hommes se sont plu à situer, au sommet de leurs plus hautes montagnes, les séjours de leurs Dieux. Ces cimes, à cette époque inaccessibles, environnées de nuages, entourées de mystères, leurs paraissaient propres à placer les demeures de ces divins personnages.


Cependant, de nos jours, il n'est plus de cimes inaccessibles, et le moindre boutiquier enrichi se payant le luxe d'un voyage en avion pourrait donc, en survolant les crêtes himalayennes, jeter un regard indiscret sur les Palais divins. 


Ceux-ci n'ont point été découverts, mais les cimes ont conservé leur prestige, et, faute d'hôtes célestes, les pays qui les environnent ont été crédités comme lieux de retraite par des Penseurs possesseurs de connaissances profondes.


Parce que j'ai vécu pendant de nombreuses années au Tibet et dans les régions himalayennes, j'ai reçu et reçois encore, chaque jour des lettres et des visites de gens désireux de connaître les enseignements dispensés par ces Maîtres.


— Quelles sont les théories professées par les intellectuels tibétains concernant le «vide», vient-on de me demander?…


Poser une telle question à un lettré tibétain lui paraîtrait absurde. On ne peut pas raisonner sur ce qui n'existe pas… Or, Vide signifie rien : absence de tout, néant.


En Tibétain Vide se dit : Stong pa. Ce terme est employé, tout comme le terme vide est employé en français. Il peut avoir une signification physique ou une signification mentale. 


Il peut s'appliquer à la vanité des honneurs que l'on reçoit dans le monde, tout comme au vide d'un discours dénué de sens. L'on dira de même, une maison vide, une chambre vide, c'est-à-dire, dénuée d'habitants, une boîte vide, dans laquelle il n'y a rien.


Mais tout cela ne représente pas le véritable Vide — le Vide à l'absolu — en tibétain, ce Vide est appelé stong pas gnid, et, comme tous les autres absolus, il nous est inconcevable. Nous pouvons lui comparer le «Tao» de la philosophie chinoise. Le «Tao» qu'on ne peut nommer, car, si on le nommait, il ne serait pas le Tao.


— Les Tibétains énumèrent Dix-Huit Sortes de «Vide» :


1 — Vide interne.

2 — Vide externe.

3 — Vide intérieur et extérieur.

4 — Vide du Vide.

5 — Le grand Vide.

6 — Le Vide réel.

7 — Le Vide composé.

8 — Le Vide non composé ou simple.

9 — Le Vide sans limite.

10 — Le Vide sans commencement et sans fin.

11 — Le Vide sans reste.

12 — Vide sans existence propre ou sans nature.

13 — Vide de toutes qualités ou de toutes choses.

14 — Vide de caractère propre.

15 — Vide d'invisibilité.

16 — Vide d'immatérialité.

17 — Vide de sa réelle nature.

18 — Vide d'immatérielle réelle nature.


— À Quoi Tend Cette Énumération?


Quelques-uns ont essayé d'imaginer ce que pourrait être un objet dépourvu d'une ou de plusieurs sortes de Vide tout en ayant conservé les autres. De telles constructions n'ont pas paru viables.


L'élimination progressive que constitue la série des différentes espèces de Vide et l'énonciation d'un «vide de Vide» semble bien marquer que le but de la liste complète des énumérations tende à nous démontrer que le Vide à l'absolu nous est inconcevable.


La secte bouddhiste des Dzogs Chen Pa emploie un autre terme pour désigner le Grand Vide. Elle l'appelle Ji ka da (Kchi Ka da — c'est-à-dire, originairement pur, autogène et homogène. 


Or, nous ne découvrons nulle part aucune chose qui ne soit le produit d'une cause et qui ne soit, aussi, le produit du mélange de plusieurs éléments, et ceci revient aussi à nous prouver qu'il ne nous est pas possible d'atteindre le Vide complet. 


• D'ailleurs, comment l'homme le pourrait-il? — N'est-il pas, lui-même, conditionné?… N'est-il pas le produit d'éléments divers, dont les moyens de perception sont déterminés d'après le conditionnement de celui qui en use?…


Mais ce n'est point vers des dissertations oiseuses de ce genre que les Maîtres spirituels qui habitent le Tibet ou les pentes himalayennes cherchent à conduire leurs disciples.


Ceux en qui les tendances mystiques dominent sentiront la présence du Vide autour d'eux. Ils se sentiront en Lui. 


— Ils s'achemineront naturellement, vers l'extase et goûteront la béatitude du Vide «La Sunnya ananda» — dont parlent les textes sanscrits. 


— Des autres, des stricts intellectuels, ces Maîtres s'efforceront de faire des Sages.




—Extrait de «Voyages Et Aventures De L'esprit»

De Alexandra David Neel




Alexandra David-Neel —