Une frappe menée par l'armée de l'air israélienne sur le village d'Aitaroun, le 8 juin. Taher Abu Hamdan/Xinhua/ABACA
La maison familiale de ce chiite laïc opposé au Hezbollah a été détruite et il ne sait s’il pourra un jour revenir à Aitaroun, que les bombardements israéliens ont vidée de ses habitants.
« Je ne sais même pas si nous pourrons revenir au village », le témoignage d’Ali, exilé du Sud-Liban
≡ Beyrouth
Ali Mourad l’a tout de suite reconnue : en bas à gauche d’une vidéo diffusée par l’armée israélienne, sa maison familiale d’Aitaroun est réduite en cendres par une frappe aérienne qui détruit tout un alignement de bâtiments, à un kilomètre de la frontière entre le Liban et Israël. Juste avant qu’éclate la guerre il y a un an, il y avait emmené ses deux jeunes enfants pour la cueillette des olives.
Son père de 82 ans avait choisi d’y couler ses vieux jours. Il a été contraint par la famille de la quitter malgré ses réticences, la violence des bombardements israéliens dépassant par leur ampleur tout ce que cette région frontalière avait connu jusque-là. « Je ne sais même pas si nous pourrons revenir au village. Il n’y a plus personne à Aitaroun.
Le bilan des victimes y est l’un des plus élevés de cette nouvelle guerre », dit le professeur de droit Ali Mourad de son exil à Bruxelles. « J’ai très peur que, cette fois, Israël veuille dépeupler notre terre », ajoute-t-il en référence aux destructions par Israël de villages entiers à la frontière.
Comme beaucoup de gens du sud du Liban, il n’y vivait pas de façon permanente, sa famille ayant été contrainte à l’exode lors de la première occupation israélienne du pays, en 1978. « Enfant, j’ai été élevé dans le mythe de ce village inaccessible », raconte le quarantenaire.
C’est la migration forcée des habitants du Sud, en grande majorité chiite, qui a urbanisé la banlieue sud de Beyrouth – Dahié en arabe – devenue l’une des zones les plus densément peuplées du pays. Depuis les frappes israéliennes de septembre qui s’abattent sur tout ce qui concerne le Hezbollah, ses habitants sont à nouveau tous des réfugiés.
≡ Hostilité au Hezbollah comme à Israël
Ali Mourad, lui, habite un autre quartier de la capitale, qui n’a pas fait l’objet d’un ordre d’évacuation. Mais il a tout de même décidé de mettre son fils à l’abri, du fait de ses besoins éducatifs spécifiques, en accord avec son épouse syrienne, qui avait pourtant cru trouver refuge à Beyrouth, pour fuir le régime de Bachar el-Assad et la guerre consécutive au soulèvement de 2011. « J’ai la chance de pouvoir m’échapper grâce à ma nationalité française, contrairement à beaucoup d’autres », admet le docteur en droit formé à Rennes, dont l’engagement politique libanais reste intact.
Même à distance – il espère cet exil provisoire – il veut incarner la voix des gens du Sud opposés au Hezbollah tout en revendiquant leur hostilité historique à Israël, coupable selon lui « de génocide à Gaza et d’épuration ethnique au Liban ». Cinq membres de sa famille font partie des nombreux civils victimes des bombardements israéliens – près de 3.000 morts selon les autorités libanaises. Une frappe a pulvérisé le 29 septembre l’immeuble du quartier résidentiel d’Ain Deleb (à une vingtaine de kilomètres de Beyrouth) où ils s’étaient réfugiés.
≡ La résistance de gauche
Au début du siècle dernier, « pour les villageois d’Aitaroun, la “ville” c’était Nazareth ou Jaffa. Mes oncles maternels sont nés dans des hôpitaux palestiniens. Mon grand-père maternel commerçait avec la Galilée, le Golan, et même l’Égypte. Leur accent était proche de celui des Palestiniens. 1948 a été une malédiction pour tous », explique Ali, dont le père, médecin et communiste, s’est longtemps engagé auprès de la résistance palestinienne.
« L’adhésion au Parti communiste était alors la seule façon possible pour les chiites de gauche d’échapper à l’assignation confessionnelle dans un pays où tous les partis sont communautaires », raconte le juriste qui, lui aussi, se dit « laïc, athée même, alors que le régime politique libanais m’identifie obligatoirement comme un chiite ». Cette assignation sur les registres d’état civil est l’un des facteurs du système politique libanais monopolisé par les chefs communautaires.
La résistance de gauche a progressivement été éliminée au profit du Hezbollah, qui a fini par avoir raison de 22 ans d’occupation israélienne en 2000. Après avoir été communiste, Aitaroun n’a pas échappé à la règle, devenant l’un des bastions du Hezbollah.
≡ Environnement communautaire
Après le retrait israélien, « ma priorité de jeune militant était d’en finir avec la tutelle du régime de Damas. Le Hezbollah n’a commencé à s’impliquer dans la politique libanaise qu’à partir du retrait syrien de 2005, se souvient Ali. Toute la légitimité qu’il avait gagnée dans la résistance à Israël a été mise au service d’un projet dépassant le Liban. Le Hezbollah est devenu un acteur régional, il est responsable d’assassinats politiques, il a bloqué les institutions pour instaurer son hégémonie, s’est battu en Syrie pour soutenir le régime de Bachar el-Assad. »
Autant de raisons pour lesquelles Ali Mourad a choisi de se présenter aux élections de 2022 contre ce parti allié de l’Iran, sur des listes portées par le mouvement contestataire libanais d’octobre 2019. Avec une difficulté extrême à se faire entendre dans un environnement communautaire marqué par l’hubris du Hezbollah qui a infusé « toute une catégorie de la population en pleine ascension sociale et politique ». Il a également été confronté aux pratiques « totalitaires de l’islamisme politique qui considère tout opposant chiite comme un allié de l’ennemi israélien, soit en tant que traître, soit en tant qu’idiot utile. »
L’ampleur des destructions et des coups infligés au Hezbollah conduira probablement à des remises en question. Mais à ce stade, la priorité est, selon Ali Mourad, de faire échec à la nouvelle tentation coloniale israélienne dans le sud du Liban : « Notre droit au retour est inaliénable, c’est un impératif national. »
— Le Figaro International
■ Sibylle Rizk –