■ Dans L’histoire De L’occident, On Trouve De Nombreux Éloges De La Fatigue.
Dans l'Antiquité, ce sont surtout les stoïciens qui la célèbrent, notamment lorsqu'ils vantent le loisir. Les Grecs comme les Romains ont fait l'éloge du loisir. Le loisir est un moment de liberté, débarrassé de tout objectif, voué au véritable faire, à la perception de ce qui est, consacré aux arts libéraux, à la philosophie et à la théologie. Le loisir est également lié au culte. Josef Pieper, dans l'ouvrage qu'il a écrit sur la question, cite en exergue un propos de Platon décrivant le culte comme le lieu où la fatigue de l'homme se transforme :
« Prenant cependant pitié des hommes, race vouée à la peine, les dieux instituèrent pour les soutenir dans leurs fatigues et apaiser leurs tourments le cycle des fêtes divines ; ils leur donnèrent comme compagnes les Muses, et leur guide Apollon, et Dionysos, afin que, nourris ainsi dans la fête de cette divine fréquentation, ils reçoivent à nouveau la rectitude et l'ordre. »
Les hommes fatigués se régénèrent dans l'exercice du culte. Ils reprennent courage. Ils se libèrent du fardeau et de l'obsession du travail, qui caractérisent aujourd'hui notre société.
— Les Romains employaient le terme « otium ». C'est un moment de calme, un moment à savourer, un moment de liberté qui nous offre la paix intérieure.
— Les Grecs, eux, parlaient de « scholè ». Ce terme vient de « echein », « avoir, tenir, s'arrêter ». Pour les Grecs, le loisir était un temps d'arrêt permettant de recevoir l'essentiel et de découvrir la richesse intérieure de l'âme. Ils le considéraient comme une caractéristique de l'homme libre, non soumis à l'esclavage du travail, qui s'accorde du temps pour reconnaître la vérité du monde et laisse exister les choses.
• Josef Pieper décrit le loisir en ces termes :
« Le loisir n'est pas l'attitude de celui qui attaque et cherche à capturer, mais de celui qui s'ouvre et lâche prise, qui se relâche et s'abandonne — un peu comme s'abandonne celui qui dort... »
➤ De ce loisir intérieur naît un travail extrêmement fructueux. Ce travail n'a rien de laborieux et de pesant, il ignore la tension et la crispation. De nos jours, l'homme qui travaille cherche à donner l'impression qu'il est difficile de satisfaire aux exigences de son poste et qu'il y a quotidiennement une montagne de tâches à accomplir.
— Kant, en bon philosophe allemand, parle de « travail herculéen » et, par là, il entend aussi le travail intellectuel. C'est, dit-il, un travail éprouvant, qui demande beaucoup d'efforts. Lui correspond l'éthique qui prend sa source dans la philosophie kantienne.
L'instinct naturel, dit Kant, est réfractaire à la loi morale. « Le bien est donc par nature difficile, et la tension volontaire, l'effort de victoire sur soi devient le critère du bien moral [...]. »
— À l'inverse, la philosophie qui se réclame des Grecs et des Romains sait que la nature de la vertu réside dans ce qui est bon, pas dans ce qui est difficile.
— Thomas d'Aquin, qui a intégré la pensée des Anciens dans sa philosophie et sa théologie chrétiennes, déclare que la nature de la vertu consiste pour l'homme à suivre ses penchants naturels et à réussir sans effort à faire ce qui est bien.
■ Dans Le Concept De Loisir Développé Par Les Anciens, Il Y A Une Autre Vision Du Monde Et De L’homme.
Dans notre univers déterminé par le travail, il est bon de réfléchir au mystère du loisir.
Les Romains définissaient le travail comme « non-loisir », neg-otium. Cela ne signifie nullement qu'ils s'abstenaient de travailler. Aujourd'hui encore, on admire un peu partout leurs réalisations étonnantes dans la construction des villes et des routes, dans l'organisation de leur empire. Mais ainsi pensaient-ils le vrai travail doit s'accompagner du loisir pour être fructueux et perdre tout caractère contraint. Pour les Romains, le loisir est une attitude et un état de l'âme. Le loisir, c'est laisser advenir les choses, privilégier le silence et le calme sans avoir besoin de changer constamment le monde. On commence par le laisser tel qu'il est.
On s'étonne de sa beauté, on l'admire. On accueille ce qu'il souhaite nous dire. On laisse les plantes pousser. On laisse les individus être comme ils sont. On ne se croit pas obligé de tout changer autour de soi, à commencer par son prochain.
C'est seulement lorsqu'on est capable de le laisser exister tel qu'il est que l’on découvre dans quel sens il souhaite évoluer et comment on peut l'aider à devenir ce qu'il est au plus profond de lui-même.
Le loisir est donc la capacité à se calmer et à se taire.
■ Seul Celui Qui Fait Silence Peut Entendre.
Dans l'écoute, nous tendons l'oreille au mystère des choses. Au lieu d'explorer assidûment les lois de la nature, nous prêtons l'oreille à ce que la nature voudrait nous dire. Nous écoutons les autres. Il est rare que nous puissions tout de suite répondre à leurs questions, aussi est-il bon de commencer par écouter ce qui les anime et ce qui constitue leur désir le plus intime.
En nous abandonnant au loisir, nous pouvons laisser advenir le mystère des choses. Le besoin de tout savoir disparaît devant l’étonnement ressenti face au mystère de l'être. Voilà comment on prend conscience de la profondeur des choses. Et le loisir est dicté par la joie.
Nous devons à la philosophie grecque des vues très importantes sur le mystère de l’homme. Cela dit, ceux qui connaissaient encore le loisir auraient l'opiniâtreté de nos chercheurs d'aujourd'hui. Les philosophes grecs observaient les hommes, la vie et le monde. Cette forme d'observation leur permettait d'aller au fond des choses et c'est ainsi qu'ils ont acquis une connaissance profonde du mystère humain et divin.
■ Le Loisir Est Le Lieu De La « Theoria », De La Contemplation, De La Vision De L’être. Nous Ne Cherchons Plus À Tout Savoir, Mais À Discerner L’essence De L’être.
Le loisir ne se confond évidemment pas avec la fatigue.
Mais ce que les philosophes romains ont dit du loisir peut nous servir pour la fatigue : celle-ci nous invite à nous consacrer au mystère du monde et de l'homme, à en prendre conscience et à cesser de vouloir toujours tout changer.
L'éloge du loisir devient, chez Peter Handke et Byung-Chul Han, un éloge de la fatigue. Pour le philosophe coréen, l'éloge de la fatigue s'apparente à une thérapie. Il parle de notre époque comme d'un temps où l'excès de positivité rend l'homme malade.
Cela débouche sur la société de la performance, qui « suscite des infarctus psychiques ». La pression de la performance « épuise » l'âme, l'« exténue ».
« Ce nouveau type d'homme, livré sans défense à l'excès de positivité, est privé de toute souveraineté. L'homme dépressif est un animal « laborans » qui s'exploite lui-même et ce de son plein gré, sans contrainte extérieure. »
Dans cet univers où l’on n’en fait jamais assez il manque l'élément contemplatif, le sens de la tranquillité d'où peut naître le renouvellement.
Han cite Nietzsche :
« Par « intranquillité » notre civilisation aboutit à une nouvelle barbarie. Jamais les individus agissants, c'est-à-dire les « intranquilles », n’ont eu autant d’importance. Parmi les corrections nécessaires qu’il convient d'apporter au caractère de l’humanité, il faut donc considérablement renforcer l'élément paisible. »
— Extrait De « Retrouver Le Gout De La Vie »
■ Anselm Grün —