18 décembre 2024

≡ Stig Dagerman, L’Écrivain Désespéré

Les 100 ans de la naissance de l'écrivain suédois et le soixante-dixième anniversaire de sa mort nous offrent l'occasion de revenir sur son œuvre.


Stig Dagerman, Écrivain Désespéré, Journaliste Sans Concession.


L'écrivain et journaliste suédois Stig Dagerman s'est donné la mort en 1954, à 31 ans. – Domaine public via Wikimédia Commons


Les commémorations autour du double anniversaire de Stig Dagerman – les 100 ans de sa naissance et les 70 ans de sa mort ont été importants en cette année 2024, mais peu relayés. Deux nouvelles biographies et une traduction de sa correspondance ont pourtant été publiées.


Les deux perspectives biographiques proposées sont différentes.


La vie de Dagerman, écrivain et journaliste suédois, a été brève et intense : il a mis fin à ses jours à 31 ans. Après plusieurs biographies (Georges Périlleux, Stig Dagerman – Le mythe et l'œuvre, De Boeck, 1982 ; Björn Ranelid, Mon nom sera Stig Dagerman, Albin Michel, 1995 ; Georges Ueberschlag, Stig Dagerman ou l'innocence préservée, L'Élan, 1996), les auteurs de ces nouvelles réflexions Christophe Fourvel et Claude Le Manchec estiment que le fil biographique ne suffit pas. Ils proposent des analyses thématiques de l'homme et l'œuvre.


L'ouvrage de Christophe Fourvel est la transcription d'une série d'émissions réalisées sur France Culture. L'écrivain a découvert Stig Dagerman en 1990. Ses écrits constituent depuis ses livres de chevet. Dans 31, c'est peu – Stig Dagerman (1923-1954), Christophe Fourvel propose une mise en perspective en partant de son interprétation des œuvres de Dagerman et en expliquant leur importance à ses yeux.


Claude Le Manchec, avec Le Rire caché de Stig Dagerman, se fonde lui sur le reportage Automne allemand du jeune journaliste suédois pour souligner qu'en dépit de la noirceur et des pesanteurs du monde, ce témoignage est un appel à la révolte et à la fraternité, un peu comme le fait un de ses compagnons de plume, Albert Camus, qui se voulait solitaire et solidaire. Claude Le Manchec prolonge son analyse en montrant que la création littéraire a été chez Stig Dagerman un moyen de lutter contre la mort. L'auteur a parallèlement publié une sélection de lettres adressées par Dagerman à ses amis syndicalistes et à ses éditeurs, qui ont été rédigées entre 1944 et 1954.


Voyages éprouvants


Stig Halvard Johnson a adopté son nom de plume Dagerman en 1941 (ce qui peut être paradoxal, « dager » signifiant en suédois « espoir »). Né en 1923, fils d'ouvrier abandonné par sa mère, il vit son enfance à la campagne chez ses grands-parents avant de rejoindre son père à Stockholm. Il commence une carrière de journaliste dans la presse libertaire et syndicaliste suédoise de la SAC (organisation centrale des travailleurs suédois). La Suède est neutre, antifasciste. Le jeune écrivain militant est tiraillé entre la nécessité de mettre fin au fascisme et le pacifisme traditionnel des libertaires, d'autant plus que sa compagne est la fille d'un anarchiste allemand exilé en Suède.


En 1945, son premier récit s'impose d'emblée comme une réussite. Le Serpent est un recueil de nouvelles composé comme un roman, dans lequel la peur règne sur le monde et où s'entremêle la volonté de combattre le mal et le désespoir de la vie perçue comme absurde. L'année suivante, Dagerman part en Allemagne pour ce fameux reportage dont il rapporte des chroniques publiées sous le titre Automne allemand, qui n'est pas sans évoquer Allemagne année zéro de Roberto Rossellini.


La correspondance indique en creux que le voyage a été éprouvant et qu'il ressent un sentiment de malaise face au comportement d'une partie de la population. Ce livre sans concession montre à la fois la misère des Allemands au sortir de la guerre et leur unique préoccupation, la lutte pour la survie, alors que le passé récent de l'Allemagne ne les préoccupe guère et que la majeure partie d'entre eux s'autodisculpent de tout sentiment de responsabilité, se présentant uniquement comme les victimes non pas du nazisme, mais des bombardements.


Quelques mois plus tard, Dagerman est en France : il vient de publier L'Île des condamnés, une réflexion romanesque sur la montée du fascisme et l'absence de solidarité. Il y écrit son troisième livre en partie autobiographique, L'Enfant brûlé, sur la violence, le mépris, la solitude, le désespoir et la mort. Sa correspondance souligne par ailleurs une certaine lassitude. La vie parisienne puis la solitude de l'écriture augmentent le sentiment de désespoir. Il tire de son séjour parisien Printemps français, où il analyse la rudesse de la vie sociale et voit aussi une forme de conformisme se diffuser dans la société, qualifiant le pays de Suède du Sud – ce qui n'était pas forcément un compliment.


« Plus important d'être asocial qu'inhumain »


Dagerman se lance aussi dans le théâtre. Il écrit trois pièces (Le Condamné à mort, L'Ombre de Mart – sur la mère et l'abandon – et L'Arriviste) et rédige plusieurs poèmes publiés par la suite en recueil. En dépit d'une œuvre abondante, alors qu'il n'a que 27 ans, il semble traversé par le doute, sent l'impossibilité d'écrire ; la noirceur du monde l'accable. Il se rend en Australie pour un nouveau reportage. Il y rédige Ennuis de noce où, là encore, perce son sentiment de solitude.


Par ailleurs, ses articles pour la presse demeurent pour certains des réflexions percutantes sur l'actualité, comme ses textes sur l'affaire Nikola Petkov, le dirigeant socialiste arrêté en Bulgarie par les communistes. Dagerman montre comment la peur constitue un trait majeur des régimes totalitaires. Dans La Dictature du chagrin, publié à l'occasion du deuil national décrété à la mort du roi de Suède, il analyse comment l'émotionnel remplace le rationnel.


La correspondance souligne que son désespoir ne cesse de grandir. À une lycéenne qui réalise une enquête auprès des écrivains, il répond: « J'ai appris peu à peu que les prétendus bons conseils sont chers et dépourvus de sens », in fine, la vie hors de l'école n'est pas meilleure. Il poursuit: « Méfiez-vous de la liberté que la vie vous offre, car elle est pauvre. […] Il est plus important d'être asocial qu'inhumain. »


Sa dernière lettre, écrite quelques jours avant son suicide, témoigne de son impossible rapport à l'existence: « D'une certaine façon ma vie s'est cadenassée et je ne comprends pas comment je pourrai l'ouvrir à nouveau. Je ne sais plus rien faire ni écrire, ni rire, ni parler, ni lire. Je suis étranger à tout ce jeu. » Dagerman était un camusien pessimiste.



— Slate Fr

— Samedi 14 décembre 2024



Sylvain Boulouque –