18 décembre 2024

≡ L‘Algérie Déchirée


Algérie An 1956,

L‘Algérie Déchirée, La Table Ronde



— On ne règle pas les Problèmes politiques avec de la psychologie. Mais sans elle, on est assuré de les compliquer.



Le sang suffit en Algérie à séparer les hommes. N’y ajoutons pas la bêtise et l’aveuglement. Les Français ne sont pas tous des brutes assoiffées de sang ni tous les Arabes des massacreurs maniaques.


La métropole n’est pas peuplée seulement de démissionnaires ni d’officiers généraux nostalgiques.


De même l’Algérie n’est pas la France, comme on s’obstine à le dire avec une superbe ignorance, et elle abrite pourtant plus d’un million de Français, comme on a trop tendance, d’un autre côté, à l’oublier.


— Ces simplifications ne font que durcir le problème.


De surcroît, elles se justifient l’une l’autre, et ne se rencontrent que dans leur conséquence, qui est mortelle. Elles démontrent ainsi, jour après jour, mais par l’absurde, qu’en Algérie, Français et Arabes sont condamnés à vivre ou à mourir ensemble.


Naturellement, on peut choisir de mourir, dans l’excès du désespoir. Mais il serait impardonnable de se jeter à l’eau pour éviter la pluie, et de mourir à force de vouloir survivre.


Voilà pourquoi l’idée d’une table ronde où se rencontreront à froid les représentants de toutes les, tendances, depuis les milieux de la colonisation jusqu’aux nationalistes arabes, me paraît toujours valable.


— Il n’est pas bon, en effet, que les hommes vivent seuls, ou dans la solitude des factions.


Il n’est pas bon de rester confrontés trop longtemps à ses haines ou son humiliation, ni même à ses rêves. Le monde d’aujourd’hui est celui de l’ennemi invisible; le combat y est abstrait et c’est pourquoi rien ne l’éclaire ni ne l’adoucit. 


Voir l’autre, et l’entendre peut donner un sens au combat, et peut-être aussi le rendre vain. L’heure de la table ronde sera l’heure des responsabilités.


Mais à la condition que cette réunion se fasse loyalement et dans la clarté. En ce qui concerne la loyauté, elle n’est pas en notre pouvoir. Je me garderai par principe de la remettre à des gouvernants.


— Mais c’est un fait qu’elle est aujourd’hui dans leurs mains et c’est pourquoi l’inquiétude est dans nos cœurs. 


Il ne faut pas du moins que cette table ronde soit utilisée à, l’intérieur d’un nouveau plan de marchandages impuissants, destinés à maintenir au pouvoir des hommes qui ont apparemment choisi le métier de politicien pour n’avoir pas de politique.


Reste la clarté, et nous pouvons alors faire quelque chose pour elle. C’est pourquoi je traiterai en plusieurs articles des simplifications dont j’ai parlé, en présentant à chaque partenaire les raisons que ses adversaires lui opposent. Mais l’objectivité n’est pas la neutralité.


L’effort de compréhension n’a de sens que s’il risque d’éclairer une prise de parti. Je prendrai donc parti pour finir. Et, une fois de plus, disons-le tout de suite, contre le désespoir, puisque, en Algérie, aujourd’hui, le désespoir, c’est la guerre.



— Chroniques Algériennes 1939-1958 –

— La table ronde (p 136, 137, 138)




Albert Camus –