Dans la tradition soufie, voie mystique de l’islam, la prière revêt une dimension spirituelle profonde. Bien que les cinq piliers de l’Islam soient universels pour tous les musulmans, les soufis mettent l’accent sur des pratiques spécifiques – enrichies d’une grande force symbolique – qui visent à purifier l’âme et à se rapprocher de Dieu… jusqu’à réaliser l’Unité.
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« La Prière Est Une Rivière À Travers Laquelle L’âme Retourne À Son Essence », Disait Le Mystique Et Poète Soufi Djalāl ad-Dīn Rûmî.
• Le soufisme est la dimension mystique de l’Islam, visant à purifier l’âme et à atteindre une union spirituelle directe avec Dieu à travers la pratique de la dévotion, la méditation, et l’amour divin.
• Dans cette voie, la prière est un chemin de retour vers notre vraie nature spirituelle, un acte d’intimité profonde avec Dieu, et un moyen de transcender l’ego. À l’inverse de certaines religions, elle n’est pas abordée comme « demande » d’être exaucés de nos souhaits. Il s’agit plutôt d’un chemin de connexion à l’amour divin, de transformation intérieure, où celui qui prie avec assiduité se rapproche de sa véritable nature.
• Elle se traduit par diverses pratiques, certaines communes à l’Islam, d’autres spécifiques à la voie soufie, qualifiée de voie « intérieure » ou « ésotérique ».
• Tout d’abord, le dhikr, que l’on peut traduire par « évocation » ou « invocation », est un rappel à notre nature divine ou au « souvenir de Dieu ». Il s’agit de l’une des pratiques centrales de la voie soufie, qui consiste à répéter les noms de Dieu ou des formules de louange, dans un cadre collectif ou individuel. Le dhikr vise à garder le cœur et l’esprit tournés vers Dieu en permanence. Abd El-Hafîd Benchouk, représentant de la voie soufie Naqshbandi en France, explique que l’objectif « est d’être réellement conscient et de s’orienter totalement vers son objet. Et la raison de ce rappel est de concentrer toutes nos forces, et de réussir cette connexion. On dit que, quand le Nommé est invoqué, alors Il devient présent. »
❝ La Prière Est Une Rivière À Travers Laquelle L’âme Retourne À Son Essence. ❞ Djalāl Ad-dīn Rûmî
• La prière, ou l’interrelation de toute la Création. Comme pour tous les musulmans, la prière rituelle, ou Salât, est essentielle dans cette tradition. Elle véhicule l’idée d’établir un lien sans cesse renouvelé avec le divin, et doit être accomplie par le fidèle cinq fois par jour. Pourquoi ce chiffre ? Abd El-Hafîd Benchouk nous explique qu’il revêt un aspect symbolique fort :
« En plus des cinq éléments qu’il évoque, le cinq a la vertu d’être ‹ circulaire ›, car ‹ cinq › est le premier chiffre avec lequel on peut construire un cercle. Lorsqu’on se connecte cinq fois par jour, c’est comme si l’on restait en perpétuelle connexion. »
• Pour Al-Ghazali (1058-1111) – l’un des plus grands penseurs, théologiens et mystiques de l’islam –, La prière offre en effet un passage du monde matériel vers les réalités spirituelles cachées.
« Dans la prière, l’âme se retire du monde visible pour pénétrer le monde invisible. »
• Les soufis mettent ainsi un accent particulier sur l’intention (niyya) et la concentration (khushu’) pendant la prière, la transformant en un moment de communion intime avec Dieu.
« C’est un moyen de nous recentrer, d’arrêter notre éparpillement dans le monde horizontal pour pouvoir gravir les degrés de l’‹ échelle spirituelle › du monde vertical », décrit Abd El-Hafîd Benchouk.
• La Salât a aussi la particularité de relier le pratiquant à toute la Création, aux éléments, aux règnes terrestres et célestes… Elle s’incarne dans un ensemble de symboles, à commencer par wudû, un lavage purificateur à l’eau qui prépare à la rencontre. Faute d’eau, il est possible de procéder aux ablutions avec l’élément minéral, par exemple du sable ou une pierre. Les positions adoptées permettent de réaliser tous les règnes, à l’image d’une danse parfaite de communion entre mondes.
« La première est la position axiale, debout. C’est la particularité de l’homme qui est entre ciel et terre. La deuxième est l’inclinaison, qui symbolise le règne animal, c’est une glorification à l’immensité. La troisième est la prosternation, qui symbolise le règne minéral. […] La quatrième posture est assise. L’état contemplatif, le végétal », peut-on lire dans l’ouvrage d’Abd El-Hafîd Benchouk, Le petit livre du Coran (1).
• Les moments de prière – au coucher du soleil, au milieu de la nuit, à l’aube, au zénith, et à mi-chemin entre le zénith et le coucher du soleil – ne sont pas laissés au hasard, et sont un rappel à la nature cyclique de notre monde, aux mouvements cosmiques…
« Vraiment, dans la création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a des signes pour les êtres dotés de conscience quintessentielle, qui se rappellent Allah debout, et assis, et sur le côté, et méditent sur la création des cieux et de la Terre : ‹ Notre Enseigneur ! Tu n’as pas créé cela en vain ! Immersion insondable en toi ! › » résume la Sourate 3, versets 190-191.
• Pourquoi de tels liens de transversalité, de porosité entre les mondes ? Selon la lecture d’Abd El-Hafîd Benchouk, c’est « pour avoir la conscience de l’unité, car tout est interdépendant. Tous les degrés de l’existence sont liés. En se connectant de cette façon-là, que ce soit avec les éléments, avec les différents règnes, minéral, végétal, animal, et puis les règnes supérieurs aussi, angéliques par exemple… alors on peut prendre conscience de qui l’on est. »
≈ Une pratique qui s’inscrit dans le collectif
• La méditation spirituelle, nommée Mouraqaba, se décrit quant à elle comme un examen de conscience. Le soufi vit la présence constante de Dieu, en méditant et en observant les mouvements de l’âme, dans le but d’atteindre un état de conscience et de proximité avec le divin. Dans ce contexte, on pratique la rabita. C’est la connexion du disciple (murid) avec son maître spirituel (shaykh ou pir), essentielle dans la voie Naqshbandi telle que pratiquée par Abd El-Hafîd Benchouk.
• Avec l’intention, on se relie, « du cœur du disciple à celui du maître, et de son cœur au cœur du Prophète, puis du cœur du prophète à la présence divine, décrit le spécialiste. Car, bien que la voie soufie soit universelle dans son essence, dans la pratique, elle demande de se rattacher à un maître vivant, ce que l’on appelle le rattachement initiatique Al-Bayâ’a. »
• Si, dans toutes les religions, une prière rassemble la communauté au moins une fois par semaine, les soufis accordent une grande importance à la sohba, la compagnie des maîtres spirituels et des frères et sœurs dans la voie. Pourquoi cette recherche de la présence du groupe ? La prière collective démultiplierait ses vertus.
« On dit que la Salat en groupe est 27 fois supérieure à la Salat seul. Donc c’est exponentiel. Quand on est plusieurs à invoquer dans un seul souffle, on a la conscience de l’unité dans la multiplicité, et donc, on réalise l’unité ».
Ibn Arabî (1165-1240), ce grand mystique, philosophe et poète, décrit lui-même que l’état de prière permet une « extinction du moi » dans la présence divine, ce que facilite d’autant ce lien en présence de cœur à cœur.
❝ Détruisez-vous complètement dans l’amour, car l’union avec le Bien-Aimé est au-delà du néant et de l’être », disait Rûmî.
• Pour terminer, l’état ultime de la prière est Fana », qui peut se traduire par « anéantissement en Dieu ». Il s’agit d’un état spirituel avancé, qui se caractérise par une disparition de l’ego, dans un état d’unité avec Dieu. C’est le but ultime des soufis, atteint par une vie de prière dévouée, de dhikr, et de purification intérieure…
« Le soufisme consiste à ce que Dieu te fasse mourir à toi-même et te fasse vivre en Lui », résume Al-Junayd (830-910), l’un des fondateurs du soufisme classique.
(1) Le petit livre du Coran, Abd El-Hafîd Benchouk, éd. Hachette, 2024.
— 27 décembre 2024
■— Aurélie Aimé —