28 juillet 2025

≡ Du Crime Et Du Châtiment…


Puis l'un des juges de la cité avança et dit : Parle-nous du Crime et du Châtiment.


Et il répondit :


Lorsque votre esprit erre sur le vent, vous vous retrouvez seuls sans gardien, causant du tort à autrui et donc à vous-même. Et pour avoir causé ce tort, vous devrez frapper à la porte des bienheureux et attendre un moment sans qu'on vous entende.


Tel l'océan est votre moi divin.

Il est à jamais pur et sans souillure.

Et comme l'éther, il ne soulève que les êtres ailés.

Et pareil au soleil est votre moi divin.


Il ne connaît pas les terriers des taupes ni ne recherche les nids des serpents. Mais votre moi divin n'habite pas seul en vous. Grande est la part encore humaine en vous, et grande aussi la part qui ne l'est pas encore, c'est un pygmée informe qui marche endormi dans la brume à la poursuite de son propre éveil.


Or, c'est de l'homme en vous que je voudrais vous parler maintenant. Car c'est lui qui connaît le crime et le châtiment du crime, et non pas votre moi divin ni ce pygmée dans la brume.


Souvent, je vous ai entendu parler de celui qui a mal agi comme s'il n'était pas l'un des vôtres, mais un inconnu, voire un intrus dans votre monde.


Et je vous dis que, comme les saints et les justes ne peuvent s'élever encore plus haut que ce qu'il y a de plus haut en vous, ainsi les méchants et les faibles ne peuvent tomber plus bas que ce qu'il y a de plus bas en vous.


Et comme il n'est pas une seule feuille qui jaunisse sans le consentement tacite de l'arbre tout entier, de même, il n'est de malfaiteur qui accomplisse son méfait sans le secret accord de vous tous.


Comme une procession, vous marchez tous ensemble vers votre moi divin. Vous êtes à la fois le chemin et ceux qui cheminent. Lorsque l'un d'entre vous trébuche, il tombe pour ceux qui le suivent en les mettant en garde contre la pierre d'achoppement.


Et il tombe pour ces prédécesseurs qui, bien que plus rapides et plus affermis, n'ont pas repoussé la pierre d'achoppement.


Bien que ces mots pèsent sur votre cœur, je vous dis encore : 


La victime du meurtre n'est pas irresponsable de son propre meurtre.

La victime du vol n'est pas irréprochable d'avoir été volée.

Le bon n'est pas innocent des actes du méchant.

Celui qui a les mains blanches n'est pas lavé des agissements du félon.


Oui, l'offenseur est souvent la victime de l'offensé. Et plus souvent encore le condamné porte le fardeau de la peine à la place de ceux qui restent impunis et sans remords.


Vous ne pouvez séparer le juste de l'injuste et le bon du méchant.


Car ils se tiennent ensemble à la face du soleil, de même que le fil blanc et le fil noir sont tissés ensemble. Et quand le fil noir se rompt, le tisserand vérifie tout le tissu et examine aussi de près le métier.


S'il en est un parmi vous qui veut amener en jugement la femme infidèle, qu'il soupèse aussi le cœur de son époux et mesure son âme avec de justes mesures.


Et celui qui se veut flageller l'offenseur, qu'il regarde dans l'esprit de l'offensé.


Et celui qui veut punir au nom de la droiture et porter la hache dans l'arbre du mal, qu'il en examine les racines.


En vérité, il trouvera les racines du bon et du mauvais, du fécond et du stérile, toutes entrelacées dans le cœur silencieux de la terre.


Et vous, juges qui voudriez être justes, quel jugement prononcerez-vous contre celui qui, bien qu'honnête dans sa chair, est voleur en esprit ? Et quelle peine infligerez-vous à celui qui est tueur de chair alors qu'il est tué en esprit ?


Et comment condamnerez-vous celui qui, en ses actes est menteur et oppresseur, mais, en même temps il est lui aussi blessé et offensé ?


Et comment punirez-vous celui dont le remords est déjà plus grand que ses méfaits ? Le remords n'est-il pas justice rendue par cette loi même que vous désirez servir ?


Toutefois, vous ne pouvez imposer le remords à l'innocent ni l'ôter du cœur du coupable; de lui-même, il criera dans la nuit pour que les hommes s'éveillent et s'examinent.


Et vous qui voudriez comprendre la justice, comment le pourrez-vous à moins d'examiner chaque acte en pleine lumière.


Alors seulement, vous saurez que celui qui est debout et celui qui est tombé ne font qu'un; il se tient dans la pénombre à mi-chemin entre la nuit de son moi-pygmée et le jour de son moi divin. Et que la pierre angulaire du temple n'est pas Supérieure à la pierre la plus basse de ses fondations.



— Extrait de : Le Prophéte (P.51) -



Khalil Gibran —