25 septembre 2025

≡ Qu'est-Ce Que La Pensée ?


🗣️ Heidegger, Les Croquettes Du Chat Et La Noosphère


🧠 Le philosophe Martin Heidegger (le seul penseur nazi qu'on peut légitimement citer) a répondu à cette interrogation lors de deux cours donnés en 1952. 


— À la question qu'appelle-t-on pensée ? 

Il apporte une réponse très restrictive et plutôt élitiste. Qu'on en juge. Pour le philosophe, « penser » ne consiste pas simplement à calculer comme le font les scientifiques pour comprendre la nature des atomes et le mouvement des planètes (Heidegger a une conception très étroite de l'activité scientifique se résumant à du calcul).


Pour un physicien, nous dit-il, la nature est faite de choses matérielles qu'il appelle les « étants », dont il extrait des lois et formules. Or, ce qui doit préoccuper le penseur, ce ne sont pas les étants, mais « l'Etre ». 


Penser l'Etre ne relève pas de la physique et de ses calculs, mais de la métaphysique.


— La « science ne pense pas », écrit Heidegger avec aplomb !

Quant aux philosophes, ils ont abandonné la métaphysique de l'Être depuis des lustres (depuis le temps des philosophes grecs, les derniers métaphysiciens). En conséquence, la seule vraie pensée — celle de l'Être — n'est plus vraiment pratiquée par personne, regrette Heidegger. À part lui-même, bien sûr. Conclusion : le seul penseur digne de ce nom, c'est lui.


Métaphysique vs charge mentale


Pour ma part, je vous propose une conception de la pensée un peu plus modeste. La semaine dernière, ma compagne et moi sommes partis pour un petit séjour à Paris (les Parisiens vont se divertir en province, les provinciaux aiment aller à la capitale). Au moment de quitter la maison, MC m'a dit : « Au fait, tu as pensé à donner des croquettes au chat ? »



J'y avais pensé. De même, j'avais pensé à prendre mon portable, son chargeur, mon portefeuille, et toutes ces petites choses qu'il ne faut pas oublier avant de partir. Voilà une forme, assez prosaïque, de la pensée (on est loin des hautes sphères de la métaphysique)mais je prétends qu'il s'agit bien d'une forme de pensée.


Qu'il s'agisse des croquettes du chat, des courses à faire ou de l'organisation d'une journée, nos vies sont inscrites dans des suites d'actions qui impliquent d'être « pensées » avant d'être exécutées.


Les femmes actives ont mis en évidence ce phénomène psychologique, simple, mais fondamental sous l'appellation « charge mentale ». Elle signifie que le travail domestique ne se mesure pas seulement au temps nécessaire pour exécuter telle ou telle tâche ; toutes ses tâches doivent d'abord être anticipées et « pensées » avant d'être effectuées. Et cela occupe beaucoup l'esprit : il faut mettre une machine en route, acheter du shampoing, inscrire le petit à la cantine. Ah oui, il y a aussi l'anniversaire du grand. C'est samedi : à noter sur la « to do list » le gâteau, le cadeau, les bougies. Tout cela aussi relève de la pensée, n'en déplaise à Heidegger, qui méditait sur dévoilement de l'Être pendant que sa femme Elfriede s'occupait du reste.


— Par bonheur, le cerveau n'est pas encombré que par des pensées utiles. La pensée décroche souvent des préoccupations quotidiennes, elle se perd parfois dans la rêverie vagabonde. Après avoir quitté la maison et réglé mentalement les questions d'intendance, nous allons nous installer confortablement dans le train pour deux heures. 


— Chacun va alors se plonger dans ses propres pensées. Le train est un moment privilégié pour la rêverie. Ma compagne va sortir son roman et se retrouver immergée dans une riche famille indienne (Retour à Bombay de Kativa Daswani). De mon côté, je vais sortir mon ordinateur pour continuer la rédaction de cet article.


— Des pensées, encore des pensées. Où se mêlent rêveries, anticipations, réflexions. Voilà le monde des pensées intérieures.


Des pensées intérieures aux cultures


— Les pensées intimes restent, par nature, personnelles, invisibles, secrètes et tournent en boucle dans nos bulles intérieures. Mais quelques-unes réussissent à s'échapper et à atteindre le monde extérieur. Le roman que lit MC a été rédigé par une écrivaine qui vit à des milliers de kilomètres de là et, en ce moment, est peut-être en train d'écrire un autre livre. 


De mon côté, ce que j'écris aura peut-être la chance de trouver quelques lecteurs (oui, je parle de vous : merci d'être là !). Mes idées vont en faire germer d'autres dans votre propre machine à cogiter. Quand les pensées se rencontrent, elles se lient, s'associent ou se combattent, s'hybrident et s'accumulent, pour former tout un monde de pensées partagées.


— Les pensées partagées se déploient sous mille formes : les rumeurs et les théories scientifiques, les recettes de cuisine et croyances religieuses, les idéologies politiques et les romans de gare. Elles se diffusent de bouche à oreille, via les journaux, les livres, les écrans. Tout cela forme une nébuleuse de représentations collectives que les anthropologues appellent les « cultures ». 


— Dans son sens le plus large, une culture, ce sont des savoirs techniques, des croyances, des fictions qui circulent dans une communauté humaine.


Bienvenue dans la noosphère 


Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadsky, 

les deux théoriciens de la noosphère


— Le paléontologue et théologien jésuite Pierre Teilhard de Chardin a inventé un nouveau mot pour parler du monde des idées : la « noosphère ». Pour lui, la noosphère regroupe toutes les formes de pensée - idées personnelles et cultures collectives. La noosphère est pour la pensée ce que la biosphère est pour la vie. 


— Dans sa conception de l'Univers, le monde se divise en trois couches de réalité. Il y a d'abord le premier monde, celui de la matière physique (les atomes, les planètes, la terre, l'eau, les métaux, etc.). Sur ce premier monde s'est greffé le deuxième monde, celui de la vie (les bactéries, les plantes, les animaux, les humains). 


— Ce monde deux est celui de la biosphère. Un troisième monde a enfin émergé dans les cerveaux humains : celui des pensées. Ensemble, toutes ces pensées, individuelles et collectives, forment la « noosphère » ou monde des pensées.


— Teilhard de Chardin envisage la succession des trois mondes dans le cadre d'une grande épopée cosmique. Dans Le Phénomène humain (1955), il projette une fusion future des pensées individuelles dans une conscience collective unique qu'il appelle le « point oméga ». Point n'est besoin de partager cette perspective grandiose pour s'intéresser à l'idée de « noosphère » comme monde de la pensée, ou « coque mentale », comme disait Teilhard de Chardin ?


— La noosphère regroupe des formes de pensées très disparates - de la rêverie ordinaire aux spéculations théologiques, des idéologies collectives aux savoirs enseignés à l'école -, mais toutes ont commun d'être des représentations mentales, autrement dit des réalités fictives qui habitent nos cerveaux (mais aussi nos bibliothèques et les disques durs de nos ordinateurs). 


Un monde d'idées en perpétuelle expansion, création, évaporation et recréation. En font partie autant la philosophie de Heidegger que la to do list des femmes débordées.




— Lundi 23 juin 2025 

 — Source documentaire : L'humanologue




Aron O’Raney —