22 août 2024

Dans Le Langage De La Mort

 

«Fatalité», «Hécatombe», «Cénotaphe»… Quelles Histoires Se Cachent Dans Le Langage De La Mort?

Illustration de la Grande Faucheuse, allégorie de la Mort. /Bridgeman Images


Souvent considérée comme taboue, la mort peut s’avérer très poétique du point de vue de la linguistique.


«Ce qui me rend heureux, c'est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort», se plaisait à dire le philosophe Friedrich Nietzsche.


L’expression en mots de la Mort offre pourtant un large panel de récits à la langue française, du sacrifice d’animaux envers les dieux jusqu’aux légionnaires romains.


Une vraie fable fatale


«La fatalité triomphe dès que l'on croit en elle» affirmait la romancière Simone de Beauvoir. 


De la prophétie de l’oracle de Delphes dans le mythe d’Œdipe au déterminisme social des Rougon-Macquart d’Emile Zola, la fatalité a de tout temps inspiré les plus grands auteurs. Fréquemment rattaché à la mort, le mot a pourtant une étymologie sans corrélation de la Grande Faucheuse. 


S’il vient bien du latin fatalis, dérivé de fatum, «prédiction, destin» (rattaché au funeste), il a pour aïeul fari, signifiant nûment «parler». Soit loin d’une quelconque idée de trépas. Par ailleurs, on retrouve cette étymologie dans les mots «fable» ou encore «forum», grands lieux de parole sous Jules César et désormais sur le web.


Décimer par dizaines


Voilà un mot chargé d’Histoire. Peut-être avez-vous fait le rapprochement entre «décimer» et le préfixe «déci-», tous deux liés au chiffre dix. 


Tenant son origine des légionnaires romains, le verbe est emprunté au latin decimare, qui désignait le fait de punir de mort un soldat sur dix, désigné par le sort. Lorsqu’une unité s’était mal conduite et avait failli à son devoir (notamment pour désertion), l’un des hommes du régiment était choisi au hasard et était mis à mort devant ses compères, à titre d’exemple. Soit une manière hautement déshonorante pour un combattant de passer l’arme à gauche.


Aujourd’hui, et ce depuis le XXe siècle, «décimer» signifie «faire périr un grand nombre» sans que cela soit nécessairement par dizaines.


Lente agonie linguistique


Avant de désigner le moment précédant la mort, l’agonie renvoyait à l’angoisse. Emprunté au latin chrétien agonia, lui-même du grec âgonia, il se réfère au verbe agein signifiant «mener», soit la même racine qu’ «agir». Le terme désignait les luttes dans les jeux ou les exercices, auxquels était rattachée une certaine agitation.


Petit à petit, «agonie» a dérivé sémantiquement vers «angoisse (de la mort)», puis a pris au XVIIe siècle son sens actuel.


Une hécatombe forte comme un bœuf


Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, le mot «hécatombe» signifie étymologiquement… «cent bœufs». Emprunté au latin hecatombe et au grec hekatombê, le mot se compose de hekaton, «cent» (que l’on retrouve dans «hectomètre») et de bous, le bœuf.


Il correspond aux sacrifices qu’effectuaient les Grecs lors des Panathénées, la fête annuelle en l’honneur d’Athéna. «Dès Homère, le mot s’applique à un grand sacrifice public», écrit le Dictionnaire historique de la langue française. 


En offrande, cent bœufs étaient ainsi abattus, puis en raison du coût d’une telle cérémonie, l’«hécatombe» est devenue le sacrifice d’un bœuf et quatre-vingt-dix-neuf autres animaux, tous de la même espèce mais d’une valeur moindre, comme le rappelle le Projet Voltaire.


Par analogie, le terme a fini par désigner un «massacre d’un grand nombre de personnes», notamment attesté par les écrits de Pierre Corneille en 1667.


Cénotaphe ou tombeau ? L’angle mort lexical


Souvent confondus, les mots «cénotaphe» et son homologue plus usité «tombeau» ont pourtant une différence nettement marquée. 


«Cénotaphe» se compose des mots grecs kenos, «vide», et taphos désignant la cérémonie funèbre, la tombe, tandis que «tombeau» vient du bas latin tumbus, la tombe. Un cénotaphe est donc par définition un tombeau sans corps, usuellement édifié en l’honneur de personnes disparues, à l’image des monuments aux morts.


Cette différence peu connue a mis en difficulté plus d’une personne, à commencer par l’écrivain des Illusions perdues, Honoré de Balzac, comme le rapporte l’Académie française. 


Dans Ferragus, chef des Dévorants, Balzac écrit : «Il est impossible de juger la religion catholique apostolique et romaine, tant que l’on n’a pas éprouvé la plus profonde des douleurs, en pleurant la personne adorée qui gît sous le cénotaphe». 


Or, personne ne peut y gésir, puisque considéré comme vide. En revanche, la tombe de l’écrivain contient bel et bien ses restes, et peut être admirée depuis 1850 au cimetière du Père-Lachaise.



Extrait d’une publication Le Figaro


— Vendredi 16 aout 2024



Romain Ferrier —