Formés à l’école des velléitaires, idolâtres du fragment et du stigmate, nous appartenons à un temps clinique où comptent seuls les cas.
Nous nous penchons sur ce qu’un écrivain a tu, sur ce qu’il aurait pu dire, sur ses profondeurs muettes. S’il laisse une œuvre, s’il s’explique, il s’est assuré notre oubli. Magie de l’artiste irréalisé…, d’un vaincu qui laisse perdre ses déceptions, qui ne sait pas les faire fructifier.
Tant de pages, tant de livres qui furent nos sources d’émotion, et que nous relisons pour y étudier la qualité des adverbes ou la propriété des adjectifs ! Dans la stupidité il est un sérieux qui, mieux orienté, pourrait multiplier la somme des chefs-d’œuvre.
Sans nos doutes sur nous-mêmes, notre scepticisme serait lettre morte, inquiétude conventionnelle, doctrine philosophique.
Les « vérités », nous ne voulons plus en supporter le poids, ni en être dupes ou complices. Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule.
Combien j’aime les esprits de second ordre (Joubert, entre tous) qui, par délicatesse, vécurent à l’ombre du génie des autres et, craignant d’en avoir, se refusèrent au leur !
Si Molière se fût replié sur ses gouffres, Pascal — avec le sien — eût fait figure de journaliste.
Avec des certitudes, point de style : le souci de bien-dire est l’apanage de ceux qui ne peuvent s’endormir dans une foi. À défaut d’un appui solide, ils s’accrochent aux mots — semblants de réalité ; tandis que les autres, forts de leurs convictions, en méprisent l’apparence et se prélassent dans le confort de l’improvisation.
Méfiez-vous de ceux qui tournent le dos à l’amour, à l’ambition, à la société. Ils se vengeront d’y avoir renoncé.
L’histoire des idées est l’histoire de la rancune des solitaires.
Plutarque, aujourd’hui, écrirait les Vies parallèles des Ratés. Le romantisme anglais fut un mélange heureux de laudanum, d’exils et de phtisie ; le romantisme allemand, d’alcool, de province et de suicide.
Certains esprits auraient dû vivre dans une ville d’Allemagne à l’époque romantique. On imagine bien un Gérard von Nerval à Tubingue ou à Heidelberg !
L’endurance des Allemands ne connaît pas de limites ; et cela jusque dans la folie : Nietzsche supporta la sienne onze ans, Hölderlin quarante. Luther, préfiguration de l’homme moderne, a assumé tous les genres de déséquilibre : un Pascal et un Hitler cohabitaient en lui.
« … le vrai seul est aimable. » — C’est de là que proviennent les lacunes de la France, son refus du Flou et du Fumeux, son anti-poésie, son anti-métaphysique. Plus encore que Descartes, Boileau devait peser sur tout un peuple et en censurer le génie.
L’Enfer — aussi exact qu’un procès-verbal ;
Le Purgatoire — faux comme toute allusion au Ciel ;
Le Paradis — étalage de fictions et de fadeurs…
La Trilogie de Dante constitue la plus haute réhabilitation du diable qu’ait entrepris un chrétien.
Shakespeare : rendez-vous d’une rose et d’une hache…
Rater sa vie, c’est accéder à la poésie — sans le support du talent. Seuls les esprits superficiels abordent une idée avec délicatesse.
La mention des déboires administratifs (« the law’s delay, the insolence of office ») parmi les motifs justifiant le suicide me paraît la chose la plus profonde qu’ait dite Hamlet.
Les modes d’expression étant usés, l’art s’oriente vers le non-sens, vers un univers privé et incommunicable. Un frémissement intelligible, que ce soit en peinture, en musique ou en poésie, nous semble à juste titre désuet ou vulgaire. Le public disparaîtra bientôt ; l’art le suivra de près.
Une civilisation qui commença par les cathédrales devait finir par l’hermétisme de la schizophrénie.
Quand nous sommes à mille lieues de la poésie, nous y participons encore par ce besoin subit de hurler — dernier stade du lyrisme.
Être un Raskolnikov — sans l’excuse du meurtre.
Ne cultivent l’aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler avec tous les mots.
Que ne pouvons-nous revenir aux âges où aucun vocable n’entravait les êtres, au laconisme de l’interjection, au paradis de l’hébétude, à la stupeur joyeuse d’avant les idiomes !
— Syllogismes De L’amertume
— Extrait 1-3 D’« Atrophie Du Verbe »
■ Emil Cioran —