Il est aisé d’être « profond » : On n’a qu’à se laisser submerger par ses propres tares.
Tout mot me fait mal.
Combien pourtant il me serait doux d’entendre des fleurs bavarder sur la mort !
Modèles de style : le juron, le télégramme et l’épitaphe.
Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide.
Depuis, on le bâcle…
Pour en améliorer la qualité, nous avons grand besoin d’un nouveau mal du siècle.
Dépouiller la littérature de son fard, en voir le vrai visage est aussi périlleux que déposséder la philosophie de son charabia.
— Les créations de l’esprit se réduiraient-elles à la transfiguration de bagatelles ?
— Et n’y aurait-il quelque substance qu’en dehors de l’articulé, dans le rictus ou la catalepsie ?
Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même nous aura exaspérés en vain.
Monades disloquées, nous voici à la fin des tristesses prudentes et des anomalies prévues : plus d’un signe annonce l’hégémonie du délire.
Les « sources » d’un écrivain, ce sont ses hontes ; celui qui n’en découvre pas en soi, ou s’y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique.
Tout Occidental tourmenté fait penser à un héros dostoïevskien qui aurait un compte en banque.
Le bon dramaturge doit posséder le sens de l’assassinat ; depuis les Élisabéthains, qui sait encore tuer ses personnages ?
La cellule nerveuse s’est si bien habituée à tout, qu’il nous faut désespérer de concevoir jamais une insanité qui, pénétrant dans les cerveaux, les ferait éclater.
Depuis Benjamin Constant, personne n’a retrouvé le ton de la déception.
Qui s’est approprié les rudiments de la misanthropie, s’il veut aller plus avant, doit se mettre à l’école de Swift : il y apprendra comment donner à son mépris des hommes l’intensité d’une névralgie.
Avec Baudelaire, la physiologie est entrée dans la poésie ; avec Nietzsche dans la philosophie.
Par eux, les troubles des organes furent élevés au chant et au concept. Proscrits de la santé, il leur incombait d’assurer une carrière à la maladie.
Mystère — mot dont nous nous servons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu’eux.
Si Nietzsche, Proust, Baudelaire ou Rimbaud survivent à la fluctuation des modes, ils le doivent au désintéressement de leur cruauté, à leur chirurgie démoniaque, à la générosité de leur fiel.
— Ce qui fait durer une œuvre, ce qui l’empêche de dater, c’est sa férocité. Affirmation gratuite ?
Considérez le prestige de l’Évangile, livre agressif, livre venimeux s’il en fut.
Le public se précipite sur les auteurs dits « humains » ; il sait qu’il n’a rien à en craindre : arrêtés comme lui à mi-chemin, ils lui proposeront un arrangement avec l’Impossible, une vision cohérente du Chaos.
Le débraillement verbal des pornographes émane souvent d’un excès de pudeur, de la honte d’étaler leur « âme » et surtout de la nommer :
Il n’est pas de mot plus indécent en aucune langue.
Qu’une réalité se cache derrière les apparences, cela est, somme toute, possible ; que le langage puisse la rendre, il serait ridicule de l’espérer.
Pourquoi s’encombrer alors d’une opinion plutôt que d’une autre, reculer devant le banal ou l’inconcevable, devant le devoir de dire et d’écrire n’importe quoi ?
Un minimum de sagesse nous obligerait à soutenir toutes les thèses en même temps, dans un éclectisme du sourire et de la destruction.
La peur de la stérilité conduit l’écrivain à produire au-delà de ses ressources et à ajouter aux mensonges vécus tant d’autres qu’il emprunte ou forge.
Sous des « Œuvres complètes » gît un imposteur.
Le pessimiste doit s’inventer chaque jour d’autres raisons d’exister :
C’est une victime du « sens » de la vie.
— Macbeth : un stoïcien du crime, un Marc Auréle avec un poignard.
— Syllogismes De L’amertume
— Extrait 2-3 D’« Atrophie Du Verbe »
■ Emil Cioran —