23 avril 2025

≡ Au Pakistan, Le Suicide D’un Père


Au Pakistan en mars 2025. Un père s’est suicidé pour s’opposer au mariage forcé de sa fille de 12 ans. Tout a commencé par l’agression sexuelle d’une jeune fille. 


— Le jeune homme qui a commis la faute a été condamné par le conseil tribal à verser 2.000 euros à la famille de la jeune fille. Mais ce n’est pas tout : le tribunal a aussi condamné le père du jeune homme à donner sa plus jeune fille de 12 ans en mariage au frère de la victime! Plutôt que de livrer sa fille chérie, le papa a préféré se suicider.


Cette histoire nous interpelle. Qu’est-ce donc que cette justice tribale qui demande une enfant innocente en réparation d’un délit de son frère? Pourquoi le père s’est-il suicidé?


Pour comprendre d’où vient cette étrange loi, qui exige une fille en réparation d’une infraction, il faut remonter à sa source : provenant de très anciennes institutions et très répandue naguère, Claude Lévi-Strauss l’appelait «l’échange des femmes» et la considérait comme la première loi humaine.


Dans de très nombreuses civilisations anciennes – et encore aujourd’hui dans certaines sociétés, comme les Pachtounes (du Pakistan et d’Afghanistan) –, un homme obtient une épouse en offrant en échange d’une autre femme de sa famille. Par exemple, chez les Baruyas (de Nouvelle-Guinée, étudiés par Maurice Godelier), un prétendant qui souhaite s’unir à une jeune femme peut donner sa sœur à la famille de sa future élue. Une alternative pour s’acquitter du «prix de la fiancée » consiste à la payer en têtes de bétail ou même en argent (1). Cette transaction s’effectue entre les parents des prochains époux dans le cadre d’un mariage arrangé (2).


Les jeunes femmes peuvent également servir de règlement à l’amiable dans le cadre de conflits. Par exemple, si un homme a commis un meurtre, la famille de la victime, plutôt que de se lancer dans une guerre de représailles, peut demander réparation sous une forme pécuniaire (le «wergeld*» des anthropologues). Ou le prix peut être une femme (qu’un des membres de la famille va prendre pour épouse). Autrement dit : tu as porté préjudice à ma fille ou à ma sœur, donne-moi une femme en compensation!


Cette institution nous semble étrange, mais elle est répandue dans de nombreuses sociétés, des Aborigènes d’Australie aux Indiens d’Amérique, des anciens peuples du Moyen-Orient à l’Afrique contemporaine (3).


Ce règlement des conflits entre deux maisons se soldant par des épousailles nous paraît très exotique, mais n’est pas si éloigné de ce qui s’est pratiqué autrefois en Europe. L’union entre le jeune Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche (qui n’avait alors que 14 ans) visait à consolider la paix après de longues années de guerre entre les deux dynasties royales. Plus près de nous, en 1810, l’empereur d’Autriche a donné sa fille Marie-Louise en mariage à Napoléon (l’ennemi juré), qui cherchait «un ventre » (4).


afin de sceller la réconciliation entre la France et l’Autriche (qui s’affrontaient sur les champs de bataille depuis des années).


Un conseil tribal (jirga) chez les Pachtounes


Revenons à notre histoire.


Au Pakistan, encore aujourd’hui, les conseils tribaux – appelés «jirga»* –, sorte de parlements populaires qui réunissent les chefs de familles et de clans, concurrencent souvent le tribunal de la République. Ces conseils appliquent des lois ancestrales très sévères qui visent, comme toute justice délibérative et transactionnelle, à éviter les cycles de vengeance.


Cette justice patriarcale est administrée par des hommes qui considèrent qu’une fille s’avère un bien précieux pouvant servir de monnaie d’échange. Elle paraît équitable aux yeux de ces bons pères de famille pachtounes qui cherchent à pacifier les mœurs et éviter les bains de sang.


Mais l’affaire ne se termine pas là.


Pourquoi cet homme s’est-il suicidé? Ce père loyal (à l’égard de sa communauté) et aimant (à l’égard de sa fille cadette, lui qui avait six enfants) était confronté à un dilemme cornélien. En refusant la règle tribale, il se serait mis hors la loi de son clan, aurait subi le déshonneur, pour lui et sa famille, et aurait encouru d’éventuelles représailles. Cela lui était inenvisageable. Mais l’alternative – faire face aux larmes et à l’épouvante de sa fille de 12 ans mariée de force – s’avérait tout aussi insupportable. Les jours précédents, il avait témoigné sur les réseaux sociaux de son désespoir. 


Incapable de choisir entre la charte du groupe et l’amour d’un père, il n’a trouvé qu’une échappatoire : le suicide.



1— Anne-Sylvie Malbrancke, «Une épouse pour de l’argent? : des pratiques matrimoniales en mutation et leurs répercussions socioculturelles chez les Baruyas de Papouasie Nouvelle-Guinée», thèse de doctorat, 2.016 (en ligne).


2— Voir Jean-François Dortier, «Patriarcat et matriarcat chez les peuples premiers», L’Humanologue, 23 janvier 2025 (en ligne).


3— Voir par exemple Christophe Darmangeat, Guerre et justice chez les Aborigènes, Smolny, 2021, ou Yazid ben Hounet, «L’extension du domaine de la responsabilité. Crime et prix du sang au Soudan», Journal des africanistes, vol. 91, 2022/2 (en ligne).


4— N’ayant pas d’enfant de son épouse Joséphine de Beauharnais, Napoléon s’est résolu à divorcer de celle qui était l’amour de sa vie pour s’unir à une femme plus jeune et fertile («un ventre») afin d’avoir un héritier. Marie-Louise d’Autriche était l’occasion de réaliser une double opération : se réconcilier avec les Autrichiens et obtenir une jeune épouse qui allait bientôt donner naissance au fils attendu. Destiné à lui succéder, celui que Victor Hugo a surnommé «l’Aiglon» est mort de la tuberculose à l’âge de 20 ans).




— 25 mars 2025 

— Source : L'humanologue




Chantal Benne —