30 juin 2025

≡ Quand Souffle Le Vent À Djemila


Dans cette splendeur aride, nous avions erré toute la journée. 


Peu à peu, le vent à peine senti au début de l’après-midi semblait grandir avec les heures et remplir tout le paysage. Il soufflait depuis une trouée entre les montagnes, loin vers l'est, accourait du fond de l'horizon et venait bondir en cascades parmi les pierres et le soleil. 


Sans arrêt, il sifflait avec force à travers les ruines, tournait dans un cirque de pierres et de terre, baignait les amas de blocs grêlés, entourait chaque colonne de son souffle et venait se répandre en cris incessants sur le forum qui s'ouvrait dans le ciel. 


Je me sentais claquer au vent comme une mâture. 


Creusée par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres craquantes, ma peau se desséchait jusqu'à ne plus être mienne. Par elle, auparavant, je déchiffrais l'écriture du monde. 


Il y traçait les signes de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d'été ou la mordant de ses dents de givre. Mais, si longuement frotté du vent, secoué depuis plus d'une heure, étourdi de résistance, je perdais conscience du dessin que traçait mon corps. 


Comme le galet verni par les marées, j'étais poli par le vent, usé jusqu'à l'âme. 


J'étais un peu de cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle enfin, confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce cœur partout présent de la nature. 


Le vent me façonnait à l'image de l'ardente nudité qui m'entourait. 


Et sa fugitive étreinte me donnait, pierre parmi les pierres, la solitude d'une colonne ou d'un olivier dans le ciel d'été.


Ce bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. 


À peine en moi ce battement d'ailes qui affleure, cette vie qui se plaint, cette faible révolte de l'esprit. 


Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. 


Et jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde.


Oui, je suis présent. 


Et ce qui me frappe à ce moment, c'est que je ne peux aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité et tout lui est présent. 


Mais aussi comme un homme qui sait que demain sera semblable et tous les autres jours. 


Car pour un homme, prendre conscience de son présent, c'est ne plus rien attendre. 


S'il est des paysages qui sont des états d'âme, ce sont les plus vulgaires. 


Et je suivais tout le long de ce pays quelque chose qui n'était pas à moi, mais de lui, comme un goût de la mort qui nous était commun. 


Entre les colonnes aux ombres maintenant obliques, les inquiétudes fondaient dans l'air comme des oiseaux blessés. Et à leur place, cette lucidité aride. 


L'inquiétude naît du cœur des vivants. 


Mais le calme recouvrira ce cœur vivant : voici toute ma clairvoyance. 


À mesure que la journée avançait que les bruits et les lumières étouffaient sous les cendres qui descendaient du ciel, abandonné de moi-même, je me sentais sans défense contre les forces lentes qui en moi disaient non.


Peu de gens comprennent qu'il y a un refus qui n'a rien de commun avec le renoncement.


Que signifient ici les mots d'avenir, de mieux-être, de situation? 

Que signifie le progrès du cœur? 


Si je refuse obstinément tous les «plus tard» du monde, c'est qu'il s'agit aussi bien de ne pas renoncer à ma richesse présente. 


Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie. 

Elle est pour moi une porte fermée. 


Je ne dis pas que c'est un pas qu'il faut franchir : mais que c'est une aventure horrible et sale. 


Tout ce qu'on me propose s'efforce de décharger l'homme du poids de sa propre vie. 


Et devant le vol lourd des grands oiseaux dans le ciel de Djemila, c'est justement un certain poids de vie que je réclame et que j'obtiens.


Être entier dans cette passion passive et le reste ne m'appartient plus. 


J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. 


Mais il me semble que, si je le devais, c'est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir.


On vit avec quelques idées familières. 

Deux ou trois. 

Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. 


Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi dont on puisse parler. 

Naturellement, c'est un peu décourageant. 


Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. 


Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. 




Extrait de «Noces » 1936 1937




Albert Camus—