14 juillet 2025

≡ En Marge Des Instants


C'est l'impossibilité de pleurer qui entretient en nous le goût des choses, et les fait exister encore : elle nous empêche d'en épuiser la saveur et de nous en détourner. 


Quand, sur tant de routes et de rivages, nos yeux refusaient de se noyer en eux-mêmes, ils préservaient parleur sécheresse l'objet qui les émerveillait. 


Nos larmes gaspillent la nature, comme nos transes, Dieu… Mais à la fin, elles nous gaspillent nous-mêmes. Car nous ne sommes que par le refus de donner libre cours à nos désirs suprêmes :


Les choses qui entrent dans la sphère de notre admiration ou de notre tristesse n'y demeurent que parce que nous ne les avons ni sacrifiées ni bénies de nos adieux liquides. 


Et c'est ainsi qu'après chaque nuit, nous retrouvant en face d'un jour nouveau, l'irréalisable nécessité de le combler nous transporte d'effroi; et, dépaysés dans la lumière, comme si le monde venait de s'ébranler, d'inventer son Astre, nous fuyons les larmes — dont une seule suffirait à nous évincer du temps. 


Les désœuvrés saisissent plus de choses et sont plus profonds que  Les affairés : aucune besogne ne limite leur horizon; nés dans un éternel dimanche, ils regardent — et se regardent regarder. 


La paresse est un scepticisme physiologique, le doute de la chair. 


Dans un monde éperdu d'oisiveté, ils seraient les seuls à n'être pas assassins. Mais, ils ne font pas partie de l'humanité, et, la sueur n'étant pas leur fort, ils vivent sans subir les conséquences de la Vie et du Péché. 


Ne faisant ni le bien ni le mal, ils dédaignent — spectateurs de l'épilepsie humaine — les semaines du temps, les efforts qui asphyxient la conscience. 


Qu'auraient-ils à craindre d'une prolongation illimitée de certaines après-midi, sinon le regret d'avoir soutenu des évidences grossièrement élémentaires? 


Alors, l'exaspération dans le vrai pourrait les induire à imiter les autres et à se plaire à la tentation avilissante des besognes. C'est le danger qui menace la paresse — miraculeuse survivance du paradis. 


La seule fonction de l'amour est de nous aider à endurer les après-midi dominicales, cruelles et incommensurables, qui nous blessent pour le reste de la semaine — et pour l'éternité. 


Sans l'entraînement du spasme ancestral, il nous faudrait mille yeux pour des pleurs cachés, ou sinon des ongles à ronger, des ongles kilométriques… 


Comment tuer autrement ce temps qui ne coule plus? 


Dans ces dimanches interminables, le mal d'être se manifeste à plein. Parfois on arrive à s'oublier dans quelque chose; mais comment s'oublier dans le monde même? 


Cette impossibilité est la définition de ce mal. Celui qui en est frappé n'en guérira jamais, alors même que l'univers changerait complètement. 


Son cœur seul devrait changer, mais il est inchangeable; aussi, pour lui, exister n'a qu'un sens : plonger dans la souffrance — jusqu'à ce que l'exercice d'une quotidienne nirvânisation l'élève à la perception de l'irréalité…




—Extrait de « Syllogismes de l'amertume »




Émil Cioran—