Il Est Des Lieux Où Meurt L’esprit Pour Que Naisse Une Vérité Qui Est Sa Négation Même.
Lorsque je suis allé à Djemila, il y avait du vent et du soleil, mais c'est une autre histoire.
Ce qu'il faut dire d'abord, c'est qu'il y régnait un grand silence lourd et sans fêlure; quelque chose comme l'équilibre d'une balance.
Des cris d'oiseaux, le son feutré de la flûte à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel, autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux.
De loin en loin, un claquement sec, un cri aigu, marquaient l'envol d'un oiseau tapi entre des pierres.
Chaque chemin suivi, sentiers parmi les restes des maisons, grandes rues dallées sous les colonnes luisantes, forum immense entre l'Arc de triomphe et le temple sur une éminence, tout conduit aux ravins qui bornent de toutes parts Djemila, jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites.
Et l'on se trouve là, concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes.
Mais le vent souffle sur le plateau de Djemila.
Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l'homme la mesure de son identité avec la solitude et le silence de la ville morte.
Il faut beaucoup de temps pour aller à Djemila.
Ce n'est pas une ville où l'on s'arrête et que l'on dépasse.
Elle ne mène nulle part et n'ouvre sur aucun pays.
C'est un lieu d'où l'on revient.
La ville morte est au terme d'une longue route en lacet qui semble la promettre à chacun de ses tournants et parait d'autant plus longue.
Lorsque surgit enfin sur un plateau aux couleurs éteintes, enfoncé entre de hautes montagnes, son squelette jaunâtre comme une forêt d'ossements, Djemila figure alors le symbole de cette leçon d'amour et de patience qui peut seule nous conduire au cœur battant du monde.
Là, parmi quelques arbres, de l'herbe sèche, elle se défend de toutes ses montagnes et de toutes ses pierres, contre l'admiration vulgaire, le pittoresque ou les jeux de l'espoir.
—Vendredi 31 mai 2024
— Extrait de « Noces » 1936 − 1937
■Albert Camus —