10 octobre 2024

Défions La Mort


 

Fête des morts au Mexique.


Si quelque chose paraît immortel depuis que le monde est monde, c’est bien la mort. Et pourtant… elle change. Non pas dans son obscène brutalité, son tranchant implacable. Mais les vivants que nous sommes évoluent, et en même temps les rapports que nous entretenons avec elle. 


Pendant des siècles, il s’agissait de bien vivre une courte existence pour avoir le droit de jouir de l’éternité. Depuis quelques années, nous sommes sommés, chacun d’entre nous, de répondre à des interrogations inédites : non pas quant à un hypothétique avenir dans un autre monde, mais sur la manière de quitter celui-ci… 


Voulons-nous, si un jour la souffrance est au-delà du supportable, nous résoudre personnellement et collectivement à ce choix tragique qu’est l’euthanasie ? 


Devons nous rédiger des directives anticipées pour indiquer ce que nous souhaitons que la médecine fasse, ou non, pour repousser l’heure de notre dernière heure ?


Des problèmes plus pratiques exigent de nous de prendre position. En Terriens consciencieux, il nous faut désormais réfléchir au bilan carbone de nos funérailles : inhumation – 833 kg de CO 2 – ou crémation, 3,6 fois moins polluante ?


En internautes responsables, nous sommes enjoints à rédiger un testament numérique prévoyant le destin des traces que nous semons chaque jour sur les réseaux sociaux.


Et en représentants d’une espèce qui doit cohabiter avec les autres, nous devons déclarer si nous souhaitons continuer à tuer des animaux pour les manger…


Mais la mort est aussi, et avant tout, une histoire de liens entre nous, les humains. Devons-nous céder à l’espoir de retrouver les défunts sous forme d’avatars numériques que l’on pourrait toucher, voire embrasser ?


Cet ersatz d’immortalité paraît bien frelaté, surtout au regard des inventions d’une richesse inouïe dont font preuve les peuples, tout autour de la terre, dans leurs relations avec leurs disparus : défunts soigneusement apprêtés que l’on promène en Indonésie, joyeuse fête des morts mexicaine donnant l’occasion de partager, sur la tombe du disparu, ses plats préférés…


Et, dans nos sociétés occidentales même, dialogues sans fin avec ceux dont la vie est achevée, mais qui poursuivent leur existence dans le cœur de leurs proches.


Depuis quelques années, la mort semble étendre son empire, fauchant les humains par millions à travers un virus, décimant les animaux et les plantes via des inondations dévastatrices ou des feux dantesques. 


Et nous nous prenons à redouter : et si, en plus de nous emporter personnellement, elle finissait par avoir la peau de la vie elle-même ? 


Ne cédons pas à ces pensées mortifères, qui rajoutent de la mort à la mort et nous empêchent de nous engager résolument pour affronter les problèmes, nous dit le philosophe Frédéric Worms. 


Certes, il y a la mort, mais toujours aussi la lutte contre la mort. Et en même temps que cette lutte, et qui sait à cause d’elle, du plaisir. Le plaisir, tout aussi intense que la souffrance, de se sentir vivant, aimant, créant, dans ce bref intervalle de temps que nous passons sur Terre.



— Extrait de «Sciences Humaines»

— numéro 335 janvier-février 2023



Florence Leroy —