Farhad Portant Sur Son Dos La Princesse Shirin Et Son Cheval. Miniature Persane Tiree De « Khamsa » (Cinq Poemes) De Nizami (1141-1209), 1505 © Leemage
■ Qu’est-Ce Que L’amour Dans La Tradition Philosophique Islamique ?
La Philosophe Souâd Ayada A Abordé Cette Question Lors Du Festival Philosophia À Saint-Emilion. En Puisant Dans La Littérature Du Soufisme, La Spécialiste De L’islam A Rappelé Une Vision De L’amour Unissant Le Divin Et L’humain.
Comment Aborder La Question De L’Amour En Islam ?
L’approche sociologique et anthropologique est souvent privilégiée. Elle consiste à évaluer les relations d’amour dans les sociétés musulmanes.
Cela ramène souvent à la relation entre l’homme et la femme, en rapport avec l’évolution des sociétés musulmanes contemporaines.
Mais l’approche la plus intéressante est, selon moi, celle qui consiste à voir du côté des œuvres. C’est dans la poésie et les grands textes du soufisme que s’exprime la conception la plus spirituellement chargée de l’amour en islam.
Une conception de l’amour à la fois tributaire d’une philosophie spirituelle, le soufisme, et d’un ensemble de représentations qui configurent une autre idée de l’amour.
N’est-ce pas une conception ancienne de l’amour appartenant à l’islam classique ?
Je ne crois pas. Je pense qu’elle est profondément ancrée dans les imaginaires.
On trouve cette conception de l’amour dans la représentation encore actuelle de la femme en islam, à la fois sublimée, mais aussi objet de méfiance voire d’hostilité.
Elle est à la fois une puissance de manifestation, face visible de la divinité invisible, et le lieu d’une apparition qui peut être trompeuse. C’est pour cette raison qu’il faut éventuellement la voiler.
Comment le soufisme aborde-t-il cette question de l’amour ?
Il existe différents auteurs et différentes écoles. Le soufi le plus représentatif est Mansur al-Hallaj, supplicié à Bagdad en 922.
Pour ce mystique persan, l’amour est l’anéantissement, la « sana » en arabe. C’est la disparition, le renoncement absolu à soi parce que seul Dieu est. Et dès lors que seul Dieu est vraiment, la créature, l’amant doit s’absorber en lui et disparaître.
Cette figure de l’amour a quelque chose à voir avec la passion. La figure du sujet disparaît dans l’être absolu.
L’autre voie du soufisme est celle de l’Andalou Moheïddine Ibn Arabî, mort à Damas en 1240. Dans sa tradition, l’amour ne consiste plus dans la disparition en Dieu, mais dans l’idée de survivance en Dieu.
Cela repose sur une conception théophanique : En tout être se manifeste la divinité révélée. Dieu a désiré être connu. Il apparaît dans toutes les créatures.
Cette conception configure une toute nouvelle voie pour l’amour : la quête des miroitements en des figures de beauté qui suscitent l’amour de la présence de Dieu. Ces figures de beauté exigent l’amour humain.
Comment Est Impliqué Cet Amour Mystique Dans L’amour Humain Au Quotidien ?
Dans ses écrits, Ibn Arabî relate un évènement considérable : la rencontre amoureuse. Il la considère véritablement comme l’opération d’une conversion dans la manière de regarder le monde. L’être aimé devient un lieu de manifestation de la présence de Dieu.
On revient à une vision irénique, esthétique du quotidien, comme un amour qui vient transformer la vision du réel. Un amour à la fois charnel et spirituel, mais dans une unité absolue.
Cet amour ne passe pas forcément par le respect des prescriptions normatives qui viennent codifier la relation amoureuse comme le mariage, la reproduction et la famille. Des aspects très codifiés par la jurisprudence islamique.
Que Dit La Tradition Soufie Sur Le Mariage Et La Sexualité ?
Pour le soufisme, toute activité humaine contient un parent caché. Cela vient du partage fondamental de toute la spiritualité islamique.
Ce partage est fondé sur le verset coranique : « Il est le premier, Il est le dernier, Il est le caché, Il est l’apparent, Il est omniscient. »
Le partage entre aspect caché et apparent se retrouve dans tout l’ordre de la création. C’est le cas du mariage. Il contient une dimension apparente, légale et ordinaire, et une dimension cachée, une force spirituelle qui le travaille de manière souterraine.
Le sens apparent du mariage est présent sous la forme du contrat de mariage, avec l’obligation d’une sexualité orientée vers la création d’une famille.
Le soufisme ne prétend pas échapper à ce sens apparent, mais il se rapporte d’abord au sens caché du mariage : l’espérance de l’amour. L’amour humain entre deux êtres est l’épiphanie de l’amour divin, de ce que Dieu a déposé en tous les êtres par amour.
Ce sens spirituel du mariage peut parfois entrer en conflit avec la forme officielle.
La Conception Soufi De L’amour Vise-T-Elle Spécialement L’amour Conjugal Ou Concerne-T-Elle Aussi L’amitié ?
Il y a une grande valorisation de l’amitié. Dans la culture du soufisme, il y a quelque chose de profondément grec, qui a à voir avec la « philia ».
C’est à la fois une amitié qui unit des égaux et le foyer de la relation entre maître et disciple. Comme dans la Grèce antique, il y a dans le soufisme des aspects liés à la « philia » qui ressemblent à ce qu’on appelle communément l’homosexualité.
On est loin d’une orthopraxie telle que l’islam semble s’y résoudre et s’y absorber aujourd’hui complètement.
Il y a de la place pour l’amitié amoureuse, une reconnaissance de tous les liens entre chaque homme comme porteur d’amour divin. Cette pluralisation du type de relations s’exprime dans la richesse de la langue arabe, et ses nombreux termes pour qualifier l’amour.
Il existe une valorisation de l’amitié, de l’attention, de la bienveillance, dans une vision du monde où tout être est la manifestation de Dieu.
Des Propos recueillis par Matthieu Stricot
le 11 juin 2014, Dans "Le Monde Des Religions"
▲ Édité Par Aron O’Raney —